dimanche 2 août 2015

QUELLE FOLLE JOURNEE !


Avant d’être un opéra de Mozart, Le Mariage de Figaro est avant tout une pièce de théâtre aux ressorts particulièrement efficaces. Sur le texte de Beaumarchais, qui en faisait la suite du Barbier de Séville, mis en musique avec le même succès par Rossini un peu plus tard, Mozart construit l’un des meilleurs opéra de l’histoire du genre. Point de Mère coupable pourtant qui connût de succès comparable pour compléter la trilogie de Beaumarchais à la scène lyrique. Brûlot révolutionnaire, le texte de Beaumarchais avait mauvaise presse dans la Vienne de ces années 1780 et il fallait encore passer la censure, il est vrai à une époque où le Chancelier Kaunitz ne l’exerçait pas avec la même rigueur que plus tard Metternich. La Révolution française ni les guerres napoléoniennes ne sont encore entrées dans l’Histoire, bouleversant de manière fondamentale et définitive le jeu politique du continent européen. Le librettiste de Mozart, Lorenzo Da Ponte, jugea néanmoins intéressant de remplacer l’un des passages les plus critiques contre les privilèges de la noblesse par un grand air de Figaro sur les cocus, autant il est vrai que de ceux-là le monde n’a jamais manqué et qu’on les retrouve dans toutes les couches sociales. S’il est un domaine où les privilèges sont inopérants, c’est bien en la matière ! Cocus, le sont-ils néanmoins vraiment les hommes de la pièce ? Nullement, ils craignent l’être seulement, sont remplis de préjugés sur le caractère volage des femmes en général et de leurs épouses en particulier, mais aucun ne peut ici prendre sa femme en défaut.
Mozart se lance dans ses écoles des amants selon Da Ponte, dont la trilogie exceptionnelle traitera successivement dans Le Nozze de Figaro puis Don Giovanni, enfin dans Cosi fan tutte. Claus Guth avait présenté la sienne à Salzbourg ces dernières années, j’avais manqué Le Nozze di Figaro. Sven-Eric Bechtolf termine la sienne ici, je n’ai pas vu Cosi fan tutte. Mettre en scène ces noces peut sembler a priori facile : il suffit de suivre le texte et la musique. C’est d’ailleurs là l’immense succès de Mozart que d’avoir parfaitement compris dans ses trois opéras, la finesse des ressorts théâtraux. Je crois qu’aucun autre musicien, sinon peut-être Richard Strauss dans ses meilleurs pages, n’a eu la même compréhension de la dimension théâtrale de l’opéra. Les numéros s’enchaînent avec une vitesse folle, sans répit, tout se joue et se remet en cause constamment par l’irruption impromptu de l’ingénu ou par la rouerie manquée de l’arrogant. Le génie, de Beaumarchais comme de Mozart, est de ne jamais nous perdre en route. Dans cette première école, l’on est encore clairement dans la comédie des sentiments, qui se fera plus dramatique dans Don Giovanni, plus grinçante enfin face au sort de couples mal assortis, comme il en existe tant, dans Cosi fan tutte. Car dans ce premier volet, les couples ne sont pas mal assortis, ce que l’on voit parfaitement dans le finale de l’Acte IV où le Comte tente de séduire … sa femme, sous la guise de Susanne, laquelle ne songe nullement à passer du valet à son seigneur. En ce sens et comme après elle Zerlina, elle sait garder les pieds sur terre et ne pas s’en laisser conter.
A Salzbourg, ces Nozze sont à demeure, puisque la première de cette année, le 28 juillet 2015, représente la deux cent quarante-cinquième représentation in loco, après la première du 16 août 1922, sous la direction de Franz Schalk. Depuis, l’on y a vu des distributions qui ont marqué les mémoires, sous la baguette de Clemens Krauss et dans une mise en scène de Lothar Walenstein (1930-1934), Bruno Walter en 1937 avec le Comte de Mariano Stabile et le Figaro d’Ezio Pinza, le retour de Clemens Krauss en 1942 avec le Comte de Hans Hotter. En 1948, Karajan y fait ses débuts avec la Comtesse d’Elisabeth Schwartzkopf et la Susanna d’Irmgard Seefried, le premier Figaro de Giuseppe Taddei. En 1952, ce fut Georges London qui incarna le Comte. En 1953, Furtwängler dirige là l’œuvre pour la première fois (Paul Schöffler, Elisabeth Schwartzkopf, Irmgard Seefried, Erich Kunz et Hilde Güden). 1957, par sa présence au disque également, marque ma préférence : Karl Böhm y dirige à son meilleurs une équipe qui ne me semble jamais avoir été approchée. Dietrich Fischer-Diskau y campe un Compte brutal face à la sûre Comtesse d’Elisabeth Schwartzkopf ; le couple Figaro-Susanne est interprété par Erich Kunz et Irmgard Seefried et Christa Ludwig marque Cherubino d’une emprunte indélébile. Karajan y revient en 1972 dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, qu’il reprend jusqu’en 1980. Haitink en 1991-1992 offrait la très belle direction qui fit le succès de sa production enregistrée à Glyndebourne. Harnoncourt y dirige une nouvelle production confiée à Luc Bondy en 1995, puis une autre, pour commémorer le deux cent cinquantième anniversaire de la naissance du compositeur, en 2006, dans la fabuleuse mise en scène de Claus Guth, avec le Comte de Bo Skovhus, la Comtesse de Dorothea Röschmann, le couple Figaro-Susanne assez glamour d’Ildebrando d’Arcangelo et Anna Netrebko, le superbe Cherubino de Christine Schäfer. Le DVD en existe, comme des autres Da Ponte de Guth, et ces spectacles prodigieux doivent être vus. Daniel Harding reprendra la même production en 2007 puis 2009, avec Gerald Finley, Dorothea Röschmann, Diana Damrau, Luca Pisaroni et Martina Jankova. Les Wiener Philharmoniker ont,  à quelques exceptions près, toujours été en fosse.
Avec cette histoire, un livret pareil et une telle partition, il suffirait donc de laisser faire, de laisser couler naturellement, telle qu’elles sont écrites la musique et l’action, mais ce n’est évidemment pas si simple, sinon l’on ne pourrait rater une mise en scène de cet opéra ; et pourtant… L’an passé, dans son Don Giovanni, Sven-Eric Bechtolf avait essuyé, le soir de première, quelques sifflets. Sa transposition dans un hôtel de luxe de l’action libertine, à l’issue de laquelle Don Giovanni repart triomphant dans un libertinage gagnant, n’avait pas convaincu tout le monde. Il faut dire également que, les soirs de première, le public du Festival de Salzbourg aime bien siffler un peu, parfois davantage, et que l’on a connu des mises en scène qui le méritaient pleinement. Alors les rares sifflets de ce Don Giovanni de 2014 ne suffisaient pas à provoquer d’inquiétude pour Le Nozze di Figaro de 2015. Qu’on se le dise, le spectacle est prodigieux. Certes, l’on est dans le temps un peu plus proche de nous, l’action étant recadrée dans les années 1920 pour les costumes, même si le décors reste celui d’une gentilhommière, une parfaite demeure comtale, que l’on visite en coupes intelligentes. Le premier acte centre de plain-pied la nouvelle chambre de Figaro et de Susanne, avec à sa gauche le cabinet du Comte Almaviva et, à sa droite, le cabinet de toilette de la Comtesse. Au premier étage, un couloir et la chambre de Suzanne. A l’acte II, l’on se décale sur la droite, le cabinet de toilette de la Comtesse est toujours là, mais nous centrons sur sa chambre et la sortie sur le jardin, par laquelle pourra s’échapper Cherubino. Au III, nous voici dans les communs, à droite le réfectoire pour le personnel, à gauche en dessus la cuisine, en contrebas les celliers, qui servent à couvrir les dessous de l’affaire. Pour l’Acte IV enfin, l’orangerie, dans laquelle tout se noue et se termine sur un banquet fêtant les nouveaux mariés et la réconciliation de leurs patrons comme de leurs parents. L’action trouve ici son prolongement, puisque le public est invité à rester autour de cette table, de laquelle, un à un, les convives se détachent  pour les saluts finals. Une grande réussite qui permettait de montrer tous les ressorts de cette folle journée aux multiples rebondissements. Il y avait dans cette vision de l’œuvre une sorte d’arrière-goût proustien et la transposition colle à l’époque de la Recherche du temps perdu. L’on y retrouve par ailleurs le même milieu nobiliaire attaché à ses oripeaux dégénérés, et les échanges de classes avec une bourgeoisie qui renverse les rôles et des domestiques plus autonomes. Par contre, on y prend, perd aussi longuement, son temps, dans ce qui n’est que la représentation d’un monde qui n’est plus une réalité, depuis longtemps déjà. Alors c'est vrai, longtemps, l'on a pu se coucher de bonne heure. La folle journée de Proust, c’est Sodome et Gomorrhe, qui nous montre l’envers du décors et les vices cachés d’un libertinage qui a tout appris de Sade. Chez Mozart, nul temps de s’alanguir au-delà de ce que requiert le strict respect des unités de temps, de lieu et d’action des règles du théâtre classique. L’action resserrée d’une décennie en une journée montre tout, accélère les enchaînements, ne laisse rien passer, ne permet de rien cacher. Ce Comte-là, dans la vision de Sven-Eric Bechtolf a néanmoins un petit je-ne-sais-quoi d’un Prince de Guermantes, qui se rêverait Baron de Charlus sans pourtant oser déroger.
Le décors ainsi posé, encore fallait-il réunir une équipe capable de soutenir la pièce et c’est chose faite. Luca Pisaroni, qui chante partout Figaro ces dernières années, vient au Comte Almaviva pour la première fois et c’est une réussite majeure. Quel Comte ! Jeune, arrogant, sûr de lui mais point de sa femme, il préfigure le libertinage de Don Giovanni en ne faisant que l’ébaucher, puisque, somme toute, il ne touche guère à Susanne ni à d’autres. C’est un homme qui cherche à se rassurer sur sa capacité de séduction, qu’il souhaite garder longtemps intacte, et c’est là un trait tellement commun. Dans la répartition classique des rôles, s’il peut se permettre de regarder soubrettes et domestiques, il ne laisse bien sûr pas la même liberté à son épouse, qui se voit immédiatement agressée lorsque Cherubino l’approche, même en en restant à de gauches balbutiements adolescents.
Sa Comtesse, qui est alitée pour sa première apparition et sa lamentation, Porgi Amor langoureux, semble déjà ne plus y croire. C’est elle d’ailleurs qui, tout le long de la soirée, montrera des réticences à le retrouver, ne considérant ses gestes de rapprochement puis de tendresse sans doute comme trop superficiels. Elle sera la dernière à rejoindre la table de la fête finale. C’est elle aussi qui accepte de tremper immédiatement dans la conspiration pour tenter de prendre son époux en flagrant délit d’adultère. Annette Fritsch y est moins impériale que d’autres, comme dans sa Donna Anna de l’an passé, que les critiques locales avaient injustement assassinée. Néanmoins, et là encore comme pour sa Donna Anna de l’an passé, elle lui donne une touchante figure féminine, sans doute plus moderne aussi, et sa composition du personnage est d’une grande cohérence. Elle ne fait pas l’action, reste en retrait et laisse la main à son époux et à Susanne dans l’ordonnancement de cette folle journée.
Figaro revenait au solide Adam Plachetka, qui le chante un peu partout avec succès depuis dix ans, de même que Don Giovanni ou Leporello. La carrure, physique comme vocale, en impose, même au Comte et surtout à la Comtesse, à qui il fait accepter sans effort son plan au début de l’Acte II, plan dans lequel il se trouvera également bien pris malgré lui. Bourru face à Susanne, il garde les manières du serviteur et il y a, certes en un peu plus distingué tout de même, du Leporello dans sa tenue. Ses grands airs sont parfaitement maîtrisés et il leur donne une teinte grave, sombre, là encore en se rapprochant d’un Don Giovanni dont il se fait le miroir vocal, cherchant ce soir à garder sa femme là où ailleurs il tenterait avec le même aplomb de forcer celle des autres. Il se promène avec aisance dans cette folle journée dont il est le pivot.
Sa Susanne revenait à la suissesse Martina Jankova, elle aussi rompue aux rôles mozartiens. Elle a chanté à Salzbourg ces dernières années Papagena, Cherubino ou Despina, et débute ce soir en Suzanne. Elle y est moins fraîche que la Comtesse, plus âgée aussi. Elle a moins tendance à la bouderie également, tient sans faille à son Figaro. Elle prend le risque de s’en jouer avec plus de liberté que la Comtesse face à son mari, car elle ne doute pas, ni de lui ne de son amour pour lui. Finalement, dans le complément qu’elle apporte à la Comtesse, elle montre que ce sont les hommes qui sont surtout tournés en ridicule par Mozart et que les femmes tiennent en définitive la maison et, partant, la structure de base de la société.
Margarita Gritskova incarnait un excellent Cherubino, marquant le rôle de son timbre grave, très garçon, elle fixe déjà sérieusement le caractère masculin de cet adolescents aux sens en émoi, plus que d’autres voix féminines qui, c’est aussi le sens du caractère travesti de ce rôle, le maintiennent usuellement dans une androgynie qui se voudrait plus troublante. Pourtant, en marquant une masculinité déjà plus affirmée, elle donne plus de corps à ce rôle en lui ajoutant une once de maturité, prend toute sa place dans la trame de la journée, est plus apte à émouvoir la Comtesse et inquiéter le Comte. A ce jeu, ce Cherubino-là en vient également – et c’est là une touche intéressante de la mise en scène qui complète le tableau, à émouvoir Don Basilio, jeune et excellent Paul Schweinester, qui brûle les planches cette années dans ses débuts successifs à Covent Garden en Brighella (Ariadne auf Naxos de Richard Strauss) ou en Pedrillo, qu’il donne avec Yannick Nézet-Séguin à Baden-Baden. Faire de cette figure masculine de la pièce, la seule (avec le trop secondaire jardinier de Don Curzio), qui ne soit reliée à aucune femme, un rôle homosexuel est intéressant et rajoute un peu de cet esprit proustien que je soulevais plus haut. La mise en scène le fait clairement mais avec finesse, sans en rajouter, ce qui ne fait pas tomber ce maître de musique (et l’on sait la place majeure de la musique dans l’œuvre de Proust) dans le cliché. Le Non so piu du Chérubin n’en prend que plus de profondeur.
Les parents retrouvés de Figaro ont l’âge de leurs rôles respectifs et Anne Murray (qui a débuté ici en 1981 (Annette Fritsch et Margarita Gritskova n’étaient pas encore nées), est une Marcellina d’expérience, même si la voix accuse une certaine usure, compensée par une expérience du jeu et de la scène. Elle est cette mère coupable dont on ne sait pas encore les raisons de l’abandon de son Figaro à peine né. Son Don Bartolo (Carlos Chausson) évolue dans le même registre et il pourrait presque reculer avec elle d’une génération, s’ils ne nous rappelaient pas que l’âge se portait nettement moins bien à la fin du XVIIIème siècle, où l’on était irrémédiablement vieux la quarantaine passée.
Restent un orchestre, le Philharmonique de Vienne, extraordinaire comme toujours dans les fosses slazbourgeoises, et un chef, Dan Ettinger, qui débute ici avec un succès retentissant. Le chef israélien a commencé comme pianiste et remporté également des prix dans des concours internationaux de chant en interprétant notamment le Comte, a dirigé dès 1999 l’Opéra de Tel Aviv, avant d’être, entre 2003 et 2009, l’assistant de Daniel Barenboïm au Staatsoper de Berlin. Il connaît tous les enjeux de la partition et assure également les continuos au pianoforte. Sa direction est vive et fouillée, rafraichissante et d’une grande précision ; elle prend toute sa part dans l’immense réussite de la soirée.
1er août 2015


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