dimanche 8 mars 2015

GOUFFRES ET ABYSSES


C’est sur un adieu bouleversant que Michael Volle terminait son récital consacré à Franz Schubert, au Grand Théâtre de Genève, le 4 mars 2015, cet Abschied qui clôt la dernière volée créatrice de lieder et que l’on a arbitrairement regroupé après sa mort sous le titre de Schwannengesang, ou chant du cygne. Ade ! Du muntre, du fröhliche Stadt, ade ! adieu à la ville légère et joyeuse, dernier salut de celui qui est sur le départ mais que l’on n’a pourtant jamais vu triste. Ade, ihr Bäume, ihr Gärten so grün, ade ! adieu aux arbres et aux jardins si verts, chant de départ sans tristesse le long du fleuve argenté. Ade, ihr freundlichen Mägdlein dort, ade ! adieu aux gentilles demoiselles aux maisons parfumées de fleurs ; un léger regard mutin et attirant ne fait pas tourner bride à celui qu’un coup d’œil suffit à ne pas détourner le chemin. Ade, liebe Sonne, so gehst du zur Ruh, ade ! adieu au cher Soleil auquel succède la brillance des étoiles, qui servent d’escorte au voyageur parcourant le monde de long en large. Ade ! du schimmerndes Fensterlein hell, ade ! adieu à la petite fenêtre sur le monde, à l’éclat triste d’une sombre lueur. Serait-ce aujourd’hui pour la dernière fois ? Ade, ihr Sterne, verhüllet euch grau ! Ade ! adieu aux étoiles voilées de gris offrant à la petite fenêtre une lumière trouble et déclinante. Je ne puis ici m’attarder davantage, je dois poursuivre.
La diction parfaite, de multiples inflexions aux éclats voilés de gris pour dire le départ sans tristesse, la voix chaude et ample de Michael Volle ne faisant qu’un avec Helmut Deutsch, fabuleux accompagnateur des plus grands, qui ce soir là encore dessinait à la voix le chemin à parcourir en lui montrant toutes les richesses de toutes les voies, ne nous laisse pas facilement le voir partir seul et sur d’autres routes que les nôtres. N’y avait-il vraiment pas de quoi s’attarder davantage et ne pas poursuivre tout de suite le cours d’une vie ?
L’immense ballade dite durchkomponiert, Der Taucher ouvrait le programme, sur un long texte en vingt-huit strophes de Friedrich Schiller. Michael Volle nous contait l’histoire de ce roi qui jetait un gobelet d’or dans le gouffre à la noire gueule de la mer, mettant ses chevaliers au défi de le ramener. Aucun des preux n’ose mais un jeune homme, jeune page calme et hardi. Ce que l’abîme hurlant dissimule, aucune âme vivante et bienheureuse ne peut le raconter. Il ramène portant le gobelet. Le gouffre ne l’a pas regardé. Le brave à sauvé son âme vivante. Qu’il le ramène une seconde fois et il sera fait le meilleur des chevaliers et le gendre du roi. L’on entend bien le ressac revenir mais jamais plus le beau jeune homme. Dans les vingt minutes de ce lied, Michael Volle déploie tout ce qu’un rôle peut permettre à l’opéra, l’évolution d’un personnage, la mise en scène d’un drame de Schiller, si adepte des grandes proportions historiques. Il lui faut dans cet immense monologue placer toute la suite du récital, créer l’ambiance, les atmosphères qui nous conduiront à l’adieu sans désir de séparation.
C’est par le dernier cycle schubertien, ce chant du cygne qui n’en était pas un mais de multiples, des lieder indépendants plus faciles sans doute à publier sous ce format qu’en autant d’œuvres indépendantes. Sept poèmes de Ludwig Rellstab, six de Friedrich Heine, un de Johann Gabriel Seidl, publiés dans cet ordre. Michael Volle bouleverse l’ordonnancement du chant. C’est par les six poèmes de Heine que l’on commence. Le court Der Atlas prend plus de force encore à suivre l’immense scène de Schiller. Infortuné celui qui doit porter un monde de souffrances. D’un cœur orgueilleux qui voulait être éternellement heureux, qui ne sera que misérable. Ihr Bild nous plonge dans les sombres rêveries de qui contemple un portrait d’un être perdu mais sur les lèvres figées duquel il croit voir entre ses larmes se dessiner quand même un sourire. La jolie fille du pêcheur (Das Fischermädchen) peinait à tirer la barque à terre. Son cœur pareil à la mer connaît les tempêtes. Die Stadt nous ramène à l’horizon lointain dans le crépuscule du soir, à l’endroit où l’on a perdu ce que l’on avait de plus cher. Am Meer, dans les dernières lueurs du soir, assis près de la maison solitaire du pêcheur nous étions silencieux et seuls. Der Doppelgänger errait dans les ruelles calmes et tranquilles, la lune me montre ma propre personne, blême compagnon, sosie singeant la douleur de mon amour. Qui m’a torturé en cet endroit de si nombreuses nuits, aux temps anciens ? Les textes de Heine sont denses, courts, il faut à Michael Volle toucher juste tout de suite, nul temps de développer comme dans la première ballade la lente évolution des personnages et des cœurs, faire corps avec le piano de Helmut Deutsch pour partager l’essence du lied.
Seidl ouvrait la deuxième partie de la soirée avec deux lieder séparés, Der Wanderer an den Mond, D. 870 et Sehnsucht, D. 879. Moi sur terre, toi au ciel nous voyageons tous les deux vivement, moi sérieux et morose, toi douce et pure. Puis le carreau gèle, le vent est rude, le ciel de la nuit pur et bleu plonge dans mon regard pour y encrer la nostalgie romantique. Seidl encore, mais revenant au Schwannengesang reconstitué, avec Die Taubenpost, ce pigeon voyageur très dévoué et fidèle qui ramène les nouvelles de la bien-aimée.
Ludwig Rellstab enfin, qui termine le cycle et tend vers cet adieux premier car fondamental. D’un message d’amour, ruisselet murmurant, il y avait dans les mots « Rauschendes Bächlein » prononcés par Michael Volle, le message d’amour porté par l’onde fidèle à son cours. Les Kriegers Ahnung chargent le cœur lourd et inquiet à celui qui est brûlé de désir; le cœur de Michael Volle donne le réconfort pour mains combats restant à mener. Herzliebste – gute Nacht, revoilà pourtant des brises frémissantes, ruisseau encore affable au soleil comme aux jeux d’or. Rastlose Sehnen ! Michael Volle libère le printemps dans le cœur de ceux qui l’écoute. Doucement ensuite ses chants nous implorent dans Ständchen, sérénade à travers la nuit. Hörst die Nachtigallen schlagen ? Le cœur qui bat encore n’offre pas de séjour calme au fleuve frémissant, à la forêt mugissante, à la falaise abrupte. Mon cœur bat et comme l’airain séculaire du rocher, ma douleur reste éternellement la même. Élans romantiques portant au loin malheur au fuyard. In der Ferne, Michael Volle parcourt avec nous les terres étrangères, guidé par un piano complice de tous les instants, d’où sortent vents frémissants, vagues moutonnantes et rayon de soleil pressants cheminant les grands espaces. Et cet adieu, immense et sans fin sur l’ouverture d’un monde. Poursuivons, puisqu’il ne nous est pas donné d’ici nous attarder encore un instant sous des étoiles voilées de gris. 
8 mars 2015.

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