dimanche 31 août 2014

UNE COMEDIE VIENNOISE


Der Rosenkavalier de Richard Strauss est sans doute le plus viennois des opéras, par son sujet comme par son ambiance, par son humour surtout et ses emprunts au dialecte viennois, sinon même à son argot. Parmi les principales constantes des conflits inhérents à la condition humaine, que George Steiner retenait au nombre de cinq, figurent les affrontements des hommes et des femmes, de la vieillesse et de la jeunesse, de la société et de l’individu, des vivants et des morts, des hommes et des dieux. De tels conflits ne sont pas négociables, dans la mesure où chacun se définit dans le processus conflictuel en définissant l’autre. Revenir à soi, voyage primordial, c’est se heurter à l’autre. Ici se sont les pôles opposés de la vieillesse et de la jeunesse qui sont mis en scène avec finesse par Richard Strauss et Hugo von Hoffmansthal  dans une histoire de femmes. L’on pourrait hésiter à dire une histoire de femmes ou un l’histoire d’une femme, mais cette deuxième proposition mettrait trop en avant la Maréchale au détriment de Sophie, envers laquelle l’on nous montre une vraie passation de pouvoir, un passage de flambeau, qui se fait en toute dignité, non sans quelque tristesse rentrée sans doute.
La vieillesse de la Maréchale n’est que toute relative mais la jeunesse de Sophie bien réelle, que l’on peut envisager, dans les mœurs de l’époque, aisément comme une jeune fille de seize ou dix-sept ans. Qu’elle soit trentenaire ou déjà quinquagénaire, peu importe, Marie-Thérèse est reléguée dans une autre génération. Elle le sait et n’en est pas dupe. Son réveil dans les bras de son jeune amant, dès le début de l’opéra, la montre lucide sur le fait qu’un jour il la quittera pour une autre, pour se marier et faire sa vie avec une femme plus jeune qu’elle. Il a beau s’en défendre avec l’aplomb du jeune amant débutant, il s’en rendra néanmoins rapidement compte. Subjugué par Sophie dans le deuxième acte, la prise de conscience vient au troisième au plus tard. Son coiffeur ensuite, à qui elle reprochera d’avoir fait d’elle ce jour là une vieille femme encourt moins de reproche que de résignation.
Ce conflit de femmes et de génération, dans son caractère inhérent à la condition humaine, aurait pu mal se passer et tourner à la tragédie où chacun (c’est fréquent à l’opéra) finit par mourir sur le cadavre de l’autre. La Vienne de l’Impératrice Marie-Thérèse ne possédait pas de quoi, cependant, offrir un cadre adéquat à une dimension tragique. Eduquée, en pleines Lumières, radieuse et à une certaine apogée, cette Vienne là convenait mieux aux passations plus classiques, la renonciation de la Maréchale lui offrant la grandeur de revenir sans heurt à ce qu’elle n’avait jamais cessé d’être, de n’être plus à nouveau que l’épouse de son mari avant peut-être de redevenir la femme d’un autre amant. Cette lucidité des personnages par rapport à eux-mêmes dans le jeu mêlé des relations humaines toujours compliquées lorsqu’elles se teintent d’amour et de sexe, est d’un classicisme absolu mais nullement ennuyeux, suranné certes, mais dont notre époque ferait bien de reprendre quelques éléments pour retrouver une forme d’éducation.
La musique avant tout sert la comédie comme rarement à l’opéra. Sans doute seul Mozart, avant Strauss, n’a offert une telle maîtrise de toutes les dimensions théâtrales d’une œuvre. Il est vrai que le duo que forment Strauss et Hoffmansthal est d’un rare niveau de symbiose, permettant les réussites que l’on sait. Le texte du Rosenkavalier est finement ciselé, musical en lui-même, jouant sur les manières, offrant à la Maréchale la noblesse qui est la sienne, à Sophie l’éducation que l’on attendait d’elle, à Octavian la fougue de son état, à Ochs la grossièreté qui va brouiller les cartes et redistribuer le jeu.
La Maréchale de Krassimira Stoyanova, pour sa prise de rôle, était superbe. Elle en a la voix, le port et la contenance, elle se range avec le plus grand naturel auprès de celles qui ont marqué le rôle sur cette scène. Il n’y a pas dans son incarnation toutes les préciosités qu’y mettait Elisabeth Schwartzkopf, nous montrant une femme rompue à l’étiquette pointilleuse de la Hofburg à cette époque. L’on y retrouve davantage la femme (sans abandon pourtant) que la Maréchale, ce qui est judicieux car le livret ne quitte finalement pas la sphère privée de l’héroïne.
Elle cède la place à la jeune Sophie de Mojca Erdmann, d’un très beau timbre, offrant l’âge et le physique du rôle, mais manquant singulièrement de projection pour remplir la grande salle du Grosses Festspielhaus. Il faut tendre l’oreille pour la percevoir et son manque de format adéquat plombe son acte II, moins le III, où l’intimité de la scène finale lui permet de mieux s’exprimer.
A ne saluer que les Maréchales historiques dans cette œuvre, l’on en oublie que le rôle titre et le rôle principal revient à Octavian, qui est d’ailleurs venu saluer en dernier ce soir de première. C’est un rôle travesti typique, auquel on ajoute un travestissement supplémentaire dans la dramaturgie très bien pensée de l’œuvre. C’est en fait une femme, qui se fait passer pour un homme, qui se fait passer pour une femme. Blake Edwards saura s’en souvenir dans Victor, Victoria. Sophie Koch y excelle, elle habite le rôle dans toutes ses dimensions, en possède la voix et les moyens pour le présenter sur cette scène qui y a vu Jarmila Novotna, Lisa Della Casa, Christa Ludwig ou Sena Jurinac, ce qui n’est pas rien ! Amant tendre et fougueux au premier acte, elle n’hésite pas à se saisir de ce qu’elle peut pour ne pas exposer la Maréchale surprise par la visite du Baron Ochs, avant de s’amuser des avances de celui-ci qui la croit réellement femme de chambre. Fort digne au deuxième acte dans sa présentation de la rose d’argent à la famille Faninal, elle s’enflamme pour Sophie, se fâche avec la maladresse de son rang et de son âge face à Ochs, construit rapidement la comédie du troisième acte, dans lequel elle manœuvre habilement le pauvre baron, le prenant à sa grossièreté. Le digne retrait de la Maréchale lui permet de conclure en beauté avec Sophie et de justifier pleinement leur union. Elle est le pivot de l’action, le point central autour duquel elle fait tourner tant la Maréchale que Sophie.

Le Baron Ochs auf Lerchenau de Günther Groissböck nous a laissé un brin dubitatif. Trop jeune, trop mince, trop élégant pour incarner a priori le rustre qu’il doit être, la voix manque également d’ampleur et de projection au premier acte surtout, se développe au deuxième, semblant se réserver pour la suite, où il triomphe effectivement au dernier. Il n’a donc que ses manières pour provoquer le rejet de Sophie. Cela ressort essentiellement des parties qui lui sont réservées et le texte comme la musique qui constituent son personnage devraient se suffire à eux-mêmes. Sur scène, il n’en est pas moins réduit à surjouer ce côté goujat pour le rendre palpable et même là, il en fait à la fois trop et pas assez. Trop pour ne pas sembler décalé par rapport aux autres, pas assez pour marquer réellement le coup. Il garde en effet une certaine noblesse (petite et de province, mais sans doute ancienne), que lui rappelle la Maréchale à l’acte III et à laquelle il ne déroge finalement pas. Il n’aurait pas suffit au rejet de Sophie, si celle-ci n’avait pas été dans le même temps confrontée à la découverte d’Octavian.
Les autres ne faisaient que tourner dans un tourbillon de rôles secondaires qui donnent à cet opéra une vie incroyable et sans doute unique. Le Faninal d’Adrian Eröd manquait de charisme. Les intrigants Annina, Wiebke Lehmkuhl, et Valzacchi, Rudolf Schasching, sont parfaits. Le chanteur de Stefan Pop est un fat qui tente de briller dans les salons que sa voix ne lui ouvriraient pas sans les recommandations dont il dispose. Le commissaire de Tobias Kehrer est excellent, le majordome des Faninal, Martin Pskorski, trop jeune mais très belle voix, issu du remarquable programme tourné vers les jeunes du Festival, le Youg Singers Project.
Monter Der Rosenkavalier à Salzbourg constitue toujours un défi. Donné quasiment chaque année entre 1929 et 1964, il y a vu se succéder les meilleurs baguettes straussiennes, dont Clemens Krauss (1929 à 1934, puis 1953), Karl Böhm (1938-1939, 1961 et 1969) et Karajan (1960, 1963 et 1964), et d’autres légendaires, telles que Josef Krips (1935), Hans Knappertsbusch (1937, 1941), Hans Swarowsky (1946) et surtout George Szelle (1949). Les productions de Lothar Wallenstein (1929-1938 et 1949), ou Rudolf Hartmann (1960-1964), ont marqué durablement les esprit, ce d’autant plus que c’est par cette dernière production que Karajan choisit d’inaugurer le Grosses Festspielhaus en 1960, alignant sur scène Elisabeth Schwartzkopf et Lisa Della Casa, Otto Edelmann, Sena Jurinac, Erich Kunz et Alfred Poell, Hilde Güden et Anneliese Rothenberger. Déjà la nouvelle production de 1969, confiée à Karl Böhm et au même Rudolf Hartmann semble avoir été accueillie avec quelques critiques et déceptions, malgré la Maréchale de Christa Ludwig, l’Octavian de Tatyana Troyanos, le Baron de Theo Adam et la Sophie d’Edith Mathis. Dans le disque qui en subsiste, l’on y entend néanmoins avec le recul l’une des plus belles versions de la pièce. Il fallut attendre dix ans pour remonter l’œuvre en ces lieux ensuite, avec la production dirigée par Christophe von Dohnanyi en 1978-1979 (Gundula Janowitz, Kurt Moll, Yvonne Minton, Lucia Popp tout de même), puis un retour de Karajan en 1983-1984 avec Anna Tomowa Sintow, avant de nouvelles pauses de dix ans, la production de 1995 dirigée par Lorin Maazel n’ayant guère marqué les esprits, pas plus d’ailleurs que celle de 2004 par Semyon Bychkov (déjà y débutait Sophie Koch en Octavian). A maintenir ce rythme d’une production tous les dix ans environ, l’on sent que l’attente du public est importante. La première de ce 1er août 2014 faisait donc figure d’événement particulier, avec toutes les mondanités et le cortège des voitures et des chauffeurs qui les accompagnent. On y trouve, immuables, les Salzbourgeois en costumes traditionnel, martelant fièrement que le Tracht est élégant en toutes circonstances, les Japonais en kimono de cérémonie, les autres en smoking et robes du soir de goûts divers (et parfois hasardeux mais passons….). Un certain cérémonial existe encore et c’est sans doute le seul endroit où l’on voit des curieux s’assembler pour venir voir des gens qui vont au spectacle.
Le défi lancé à Harry Kupfer pour cette nouvelle mise en scène était imposant. Il l’a relevé avec passion et une grande intelligence. D’immenses photographies de bâtiments de la Vienne impériale servent de décors de fond, comme de larges avenues ou des forêts, des prairies. C’est lumineux, cela donne de l’espace, du volume et une grande efficacité à la dramaturgie. Les lumières de Jürgen Hoffmann sont remarquables et les costumes de Yan Tax simplement mais essentiellement justes. D’immenses éléments de mobilier signifient le palais de la Maréchale. La grandeur de la porte, du miroir et du lit habillent la scène et forment la chambre ou les salons du palais Werdenberg ou de celui des Faninal. Un mobilier finement choisi, quelques fleurs donnent l’élégance qui convient. Classique certes, mais pas rétrograde et sans conservatisme, la pièce se lit avec plaisir et c’est superbe dès le lever de rideau. Le troisième acte offre le cadre du Prater avant de libérer des axes de verdure magnifiques. Une grande réussite.
La direction musicale avait été initialement confiée à Zubin Mehta, lequel n’avait encore jamais dirigé cette œuvre avant d’être sollicité pour cette occasion. Il y a renoncé cependant au début de l’année et c’est Franz Welser-Möst qui a repris le projet. Celui qui est un chef autrichien et depuis quatre ans le directeur général de l’Opéra de Vienne ne peut que parfaitement connaître son Strauss et notamment ce Rosenkavalier. La direction est sensible, parfaite, viennoise comme il convient et les Wiener Philarmoniker méritent, comme souvent, tous les superlatifs. Cette musique, cet esprit, cette culture, tout est pour eux d’un naturel qui coule dans le sang de chacun et cela s’entend à chaque mesure. Une magnifique production qui marquera davantage que les précédentes sans doute, au rang des historiques peut-être, et dont la reprise ces prochaines années serait bienvenue.
3 août 2014.







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