mardi 22 juillet 2014

UN SOUVERAIN JEU DE L'ESPRIT


Avant que de plonger dans les arcanes de la modernité, Sir Simon Rattle et les  Berliner Philarmoniker plongeaient dans une programmation a priori des plus classiques, offrant les trois dernières symphonies de Mozart. Souvent présentées comme un triptyque, ces trois œuvres qui correspondent au sommet symphonique du compositeur ont été composées entre 1788 et 1791, année de sa mort. Donner Mozart à Salzbourg relève de l’habitude, mais en aucun cas de la routine. Rappelons que l’objectif du festival à sa création en 1920 était de proposer les meilleures interprétations possibles des œuvres de Mozart et Richard Strauss. De son côté, Rattle avait programmé ce triptyque mozartien comme ouverture de sa saison philharmonique à Berlin, lequel n’était donc pas en tant que tel tourné vers Salzbourg.
Depuis son arrivée à Vienne en 1781, Mozart n’y avait composé que trois symphonies, la première destinée à Salzbourg (K385, Haffner), la deuxième à Linz (K425) et la troisième pour Prague (K504). Avec les trois dernières symphonies, dont nous ignorons tout de la genèse, Mozart offre un feu solitaire au cœur des ténèbres, un idéal personnel enfin atteint dans un genre que, avec Haydn, il aura contribué à fonder et développer et que Beethoven viendra immédiatement révolutionner. C’est d’ailleurs à cette époque de la composition par Mozart de ces œuvres que les francs-maçons parisiens passèrent commande de six symphonies à Haydn; pourquoi n’auraient-ils pas suscité également la verve créatrice de Mozart ? Pure conjoncture, même si les relations entre les trois œuvres en cycle pourraient en soi constituer un projet maçonnique. Comme le relèvent Jean et Brigitte Massin, « Quand il les écrit, c’est pour échapper à la solitude et à la misère, pour rétablir sa situation, faire entendre à nouveau la voix de son cœur ; quand il aura compris qu’il n’y a plus personne pour l’écouter, il se taira. Avis à la frivolité criminelle des littérateurs et des critiques qui se félicitent après coup que la détresse et l’incompréhension aient permis à Mozart d’écrire ses œuvres les plus profondes : elles l’ont aussi condamné au silence. (…) si la Symphonie en UT, K.551, se trouve être la dernière, ce n’est pas parce qu’une adorable Providence a décidé qu’elle clôturait on ne plus dignement l’effort symphonique de son auteur ; c’est parce que la société dont Mozart dépendait l’a empêché d’aller plus loin, et cette société n’a rien d’adorable ».
A les composer à des dates si rapprochées, elles ont été conçues ensemble. La première s’ouvre seule sur un adagio introductif, la seconde est en mineur, la troisième se conclut sur un finale d’une importance particulière et d’une forme spéciale. Il en ressort un ensemble architectural. La première revient au mi bémol, abandonné depuis longtemps par Mozart, valeur maçonnique par excellence, la deuxième est en sol mineur, toujours très intime, la troisième s’affirme en ut majeur, couleur de la limpidité obtenue après un long effort (dans le dernier des Quatuors à Haydn, K.465) mais aussi tonalité héroïque de la victoire (dans les deux concertos pour piano K. 467 et 503, comme dans le Quintette K. 515). L’on y retrouve, toujours selon Jean et Brigitte Massin, d’abord l’espoir et l’idéal qui animent toute une vie, ensuite la tragédie où se débat furieusement une existence, enfin la bataille livrée jusqu’au triomphe. Fusion esthétique d’une Stimmung personnelle et d’une intention universelle et non anecdote biographique ni théorème de Spinoza. Dans l’enseignement maçonnique reçu comme cristallisation des Lumières, Mozart sait qu’il n’est pas séparé de l’univers, qu’il y a une correspondance certainement un peu baudelairienne entre sa vie intérieure et la marche du monde. Il y a la victoire de l’humanité dans ces pages qui préfigurent un Beethoven inspiré par les idéaux de la Révolution française.
L’approche de Rattle est, comme il sait le faire, pensée, réfléchie, c’est le travail de l’œuvre, de son texte comme des interprétations offertes depuis la création de ces pages toujours jouées. Réflexion sur l’œuvre et l’interprétation en tant que telle, lecture exigeante des rapports entre l’œuvre, le compositeur et l’interprète. Le son des timbales à l’adagio initial, les choix de tempi (dont la vivacité dans la deuxième n'est par ailleurs pas sans rappeler Bruno Walter) comme le fait de diriger sans baguette disent bien l’assimilation de l’expérience baroque et des sonorités réapprises des instruments anciens. L’ampleur et la qualité du son ne tournent pas le dos à une tradition symphonique, à des cordes  et des bois surtout qui sont aussi l’aboutissement de l’histoire de l’orchestre depuis plus de cent vingt-cinq ans. Si l’on prétend souvent que Karajan chercha la fusion des styles de Furtwängler et de Toscanini, ampleur et clarté, Rattle nous montre que synthèse n’est pas fusion, moins encore confusion. Synthèse de toute l’histoire de l’œuvre de Mozart comme de l’histoire de son interprétation, là où il vécut, là où il mourut aussi. Le regard dit le plaisir de jouer ces œuvres dans un état que nous avons déjà décrit comme étant celui de Mozart, fusion esthétique d’une Stimmung individuelle et d’une présence au monde universelle. Rattle atteint en effet ici à une véritable esthétique, qu’il poursuivait sans doute depuis longtemps. Ces œuvres sonnent là comme on ne les a jamais entendues, parce qu’elles sonnent comme Rattle les entend au plus profond de lui. Cette Stimmung n’a guère besoin d’être comprise, ni même d’être suivie, il suffit qu’elle soit partagée pour se faire universelle et s’imposer comme un pur dessein d’humanité.
26 août 2013.

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