dimanche 19 avril 2015

WAS SPRICHT DIE TIEFE MITTERNACHT ?


Assez sombre est ce chant de minuit, tiré de l’œuvre au combien célèbre de Friedrich Nietzsche, Also sprach Zarathustra. Qu’on en juge : « O Mensch ! Gib acht ! Was spricht die tiefer Mitternacht ? ‘Ich schlief, ich schlief ! Aus tiefem Traum bin ich erwacht ! Die Welt ist tief und tiefer als der Tag gedacht. Tief ist ihr Weh ! Lust – tiefer noch als Herzeleid ! Weh spricht : Vergeh ! Doch alle Lust will Ewigkeit – Will tiefe, tiefe Ewigkeit !’ ». C’est là le cœur de la Troisième Symphonie en ré mineur, de Gustav Mahler, donnée par l’OSR les 10, 11 et 12 janvier 2011 à Genève et Lausanne, sous la direction de Marek Janowski. Cette femme à la douleur profonde cherchant la Joie dans l’Eternité, avait la forte présence de Waltraud Meier. L’immense wagnérienne qui connaît le succès sur les plus grandes scènes lyriques et de festival dans des rôles aussi exigeants que Kundry ou Isolde avait ajouté l’été 2010 à son répertoire celui de Klytemnästra dans l’Elektra de Strauss. Elle lui apportait une densité dramatique remarquable que nous retrouvons dans son interprétation de ce lied mahlérien, véritable diamant noir placé entre des abîmes aux profondeurs abyssales.
Cette symphonie de Mahler est en effet à nulle autre pareille. Découpée en deux parties fort inégales, la première comprenant le premier mouvement, la seconde les cinq autres, elle dure près de deux heures et met en scène outre la soliste, un chœur de femmes et un chœur d’enfant, qui furent ces derniers soirs à l’OSR le Schweizer Kammerchor et la Maitrise du Conservatoire populaire de Genève.
Cette symphonie est tout un monde, qui pose, comme la deuxième symphonie du compositeur, de profondes questions existentielles. Dans son excellent essai publié dans le programme du concert, Henry-Louis De La Grange, cite ces notes de Mahler sur le manuscrit de la deuxième symphonie : « Pourquoi a-t-on vécu ? Pourquoi a-t-on souffert ? Tout n’est-il en définitive qu’une énorme et tragique plaisanterie ? », sorte de synthèse de la classique interrogation romantique allemande : « Muss es sein ? Es muss sein », couplée à la fugue finale du Falstaff  de Verdi proclamant hautement que « tutto nel mundo è burla ». Monde des sentiments humains, l’œuvre offerte ce soir est également représentation du monde qui nous entoure. Ainsi, à Bruno Walter qui le rejoignait à Steinbach durant l’été 1896, le compositeur lui demanda-t-il de renoncer à contempler le paysage environnant – pourtant magnifique au motif évident : « J’ai tout emprunté pour le mettre dans ma Troisième » ! Plus encore que la citation de Nietzsche, Mahler nous offre ici sa propre approche du Monde comme volonté et représentation où l’on perçoit que la volonté de vivre s’affirme (« alle Lust will Ewigkeit ») et se nie ensuite (« Ich hab’ übertreten die zehn Gebot, ich gehe und weine ja bitterlich, ach komm und erbarme dich über mich »), dans la confrontation de la femme soliste dans une couleur vocale grave aux femmes du chœur et surtout aux enfants, qui tentent de faire triompher la lumière : « Es sungen drei Engel einen süssen Gesang, mit Freunden es selig in dem Himmel klang… », tiré du recueil Des Knaben Wunderhorn.
La Deuxième Symphonie, donnée plus tôt dans la saison, toujours sous la direction de Marek Janowski, nous avait profondément déçu. D’une grande platitude, l’orchestre peinait à se déployer et malgré l’excellence des solistes et des choristes, cela ne donnait rien. Le premier mouvement, qui était pourtant noté Mit durchhaus ernstem und feierlichem Ausdruck n’avait rien de tout ça et le reste était à l’avenant. La réussite est toute autre dans la Troisième Symphonie. Entendue le 14 janvier, soit pour sa troisième représentation – il n’est pas inutiles, dans ce genre d’œuvres, de laisser l’orchestre se rôder dans deux premiers concerts avant que d’aller l’entendre – le plaisir était réel. L’OSR sonnait juste et bien, les cuivres n’étaient pas trop forts comme ils le sont trop souvent, il y avait de la tenue et manifestement du plaisir à jouer ensemble. Une mention spéciale doit être accordée à la plupart des vents : le trombone solo trouvait des douceurs remarquables pour nous énoncer des merveilles avec poésie, la flûte était superbe comme le furent les hautbois et clarinettes. Les cors restaient, ici plus que jamais, l’âme de l’orchestre, dès l’entame à l’unisson. L’œuvre était bien comprise et présentée avec une grâce et une élégance certaines. Janowski, qui n’est pas, loin s’en faut, un pur mahlérien, donnait pourtant une excellente interprétation de cette œuvre. Il y manquait toutefois un peu d’abandon. La rigueur de Janowski est bien connue et a beaucoup apporté à l’Orchestre depuis qu’il en a pris la direction. Mahler n’est pas Bruckner. Là où la rigueur sied à la baguette, elle corsette trop les émotions de l’autre et Mahler a besoin de davantage de souffle, de liberté, sans forcément tendre à l’excès que seul Bernstein est capable de rendre sans grossièreté. C’est ce qui, ce soir, manquait sans doute pour faire de ce concert une soirée inoubliable.   
La première partie de l’œuvre est entièrement dédiée au premier mouvement. D’une ampleur comparable au mouvement initial de la Deuxième Symphonie, il s’en distingue pourtant en n’étant pas seulement une marche funèbre – que l’on retrouve dans toutes les œuvres de Mahler – mais une successions de marches tantôt insouciantes tantôt funèbres, qui, dans les premiers projets devaient montrer le réveil de Pan et le commencement de l’été. Les cors à l’unisson nous plongent immédiatement dans les bruits de la nature : gazouillis des flûtes, apaisement du hautbois, trombonne puissant mais pas dénué de poésie – trombone solo exceptionnel ce dernier soir dans la richesse des timbres et la tenue du son, jamais forcé. Lorsque les trompettes sonnent se déploient toutes les richesses du développement mahlérien. Ce mouvement aux parties déséquilibrées et au matériau toufu nécessite un véritable artiste pour les ordonner en un tout cohérent.
La seconde partie était initialement intitulée : « Ce que me racontent les fleurs de la prairie ». Mahler estimait que c’était là la page la plus insouciante qu’il eût composée, comme seules les fleurs peuvent l’être. Il est vrai que les beautés légères chantées par le hautbois ont les parfums des prés et inviteraient les Filles-Fleurs de Parsifal à interrompre le menuet.
Le Scherzo est tiré du recueil de poésies Des Knaben Wunderhorn, Ablösung im Sommer, qui voit Dame Rossignol attendre la fin du chant du coucou (superbe clarinette de l’OSR) avant d’entonner le sien, mais le coucou tombe et meurt. Qui va annoncer l’été ? Le paysage sonore bruit d’une richesse extrême autour du somptueux solo de cor du postillon.
Les trois derniers mouvements s’enchaînent sans interruption, commençant par le Chant de minuit, se poursuivant sur le contraste du chant des trois Anges pour se terminer dans l’immense Final, Langsam, Ruhevoll, Emfunden – Nicht mehr so breit…, mouvement lent rare en conclusion d’une symphonie et dont Mahler, à l’époque ne pouvait guère invoquer comme précédent que la symphonie dite Les Adieux de Haydn ou la Pathétique de Tchaïkovski – avant sa propre Neuvième Symphonie. Le premier titre de ce mouvement était : « Ce que me raconte l’Amour », dont le triomphe assuré se pare d’une douceur apaisante après toutes les interrogations fondamentales précédentes, assurant à lui seul l’éternité en suspendant le vol du temps sur un sommet paisible, le Wanderer pouvant contempler seul la mer de brouillard enveloppant le monde à ses pieds.
 16 janvier 2011

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