dimanche 19 avril 2015

UN RECITAL DE GRIGORY SOKOLOV ET TOUT EN CE MONDE EST MUSIQUE

Rares instants que ceux passés à écouter Grigory Sokolov, qui nous interrogent sur le pouvoir de la musique. D’où vient-il que l’on puisse être touché par l’interprétation d’une œuvre alors que la même par un autre interprète ne nous dira rien ? Comment se fait-il que l’on puisse, dans le strict respect de la partition, entendre de telles différences dans le jeu de deux interprètes ?

Grigory Sokolov n’aime pas la foule qui l’écoute. Il passe furtivement devant elle pour aller s’asseoir au piano et s’exprimer nulle part ailleurs que là. Il repart aussi simplement, un salut discret vers ceux qui l’acclament, revient offrir mine de rien trois bis généreux et repart comme il est venu, dans le souvenir d’une sonorité qui s’estompe. Grigory Sokolov aime moins encore les studios d’enregistrement et ses disques sont rares, très rares, le plus souvent enregistrés en public, comme à regret, comme ces sonates de Schubert enregistrées à Helsinki en 1992, à l’écart des grandes scènes où d’autres se pressent sans avoir rien à dire. Qu’importe les disques ? La musique est en chacun de nous et non sur un objet gravé, figé. Elle doit s’exprimer de manière multiple, infinie, couleur du temps et des humeurs du moment. Le disque est un objet fétiche, moyen absurde de répéter le même moment, à la recherche d’une émotion passagère que l’on voudrait tant retrouver pour la revivre encore, sans vouloir, sans oser en vivre d’autres, toujours nouvelles, toujours renouvelées, dans un éternel recommencement, de souffle en souffle.

Trois œuvres au programme de ce soir. La deuxième sonate de Beethoven, en la majeur, op. 2 N°2, bien moins connue que la première, la treizième, Quasi una fantasia, en mi bémol majeur, op. 27 N°1, la petite sœur de la fameuse Clair de lune, comme évitée ce soir par ce que trop connue sans doute, trop attendue peut-être, enfin la dix-septième sonate de Schubert, en ré majeur op. 52, D850, l’une des trois à avoir été publiées du vivant de l’auteur, mais l’une des plus intimes, la moins jouée du trio qu’elle forme avec la D840 et la D894, l’épure encore. Mais qu’importe les œuvres ? Sokolov c’est une infinité de couleurs, de touchés, de sensations, de rythmes. Les phrasés sont remarquables, naturels, s’imposent par ce qu’ils sont, parce qu’ils sont. Les phrases sont tenues, sans tensions, portées à bout de souffle car ce n’est pas des doigts dont dispose Grigory Sokolov mais de souffles au sens profond du terme, ce souffle de vie qui est un petit supplément d’âme.

En son monde tout est musique. Il exprime Beethoven comme une caresse, avec une douceur, une grâce, une élégance, une poésie toutes en nuance, avec aussi les emportements, la nervosité qui le caractérisent, avec une joie sincère que l’on joue parfois, lorsque l’on sait s’écarter d’une gravité de bon ton. Tous les moyens sont bons pour que s’exprime la musique et comme tout est musique, elle envahit tout l’espace, gagne les corps et les âmes.

En ce monde tout est musique. Lorsque Beethoven, dans un Adagio con espressivo renonce à tout développement, à toute mise en valeur du magnifique thème brièvement énoncé, au centre d’une œuvre comme en un finale. L’idée se suffit à elle-même. Grigory Sokolov l’expose, simplement, nous la présente. Beethoven s’exprime par sentence, Sokolov par motifs, par formules qui touchent les cœurs et les âmes.

En mon monde tout est musique. Con moto. Le thème est énoncé mais pas développé, on le reprend, le quitte, le suggère sans le dire, le retient, le repousse mais lorsqu’il s’exprime enfin, il avait toujours été là. Certains artistes tentent de vous montrer le monde du compositeur, comme si l’on voulait nous inviter chez Schubert. D’autres pianistes vous présentent leur monde à eux, comme s’ils vous invitaient chez eux. Le musicien vient dans votre monde, s’invite chez vous, pénètre au plus profond de vous, s’oublie, s’efface, par touchés qui atteignent les tripes et les âmes.

Grigori Sokolov pénètre en nous et ce n’est pas lui qui ressent la musique, c’est nous qui la ressentons. Il est la musique, sans aucune prétention. C’est pour cela qu’il arrive et repart sur la pointe des pieds, conscient d’entrer en chacun de nous, en voulant éviter toute effraction, se faire accepter naturellement, trouver comment la musique parle en chacun de nous. Il y parvient sans même nous le dire, par la conscience que nous en prenons.

Trois bis ensuite, pour le plaisir de jouer, qui s’enchaînent comme un second programme, avec le même souci de progression, une virtuosité époustouflante qu’il nous présente quand il n’a plus à la montrer car on la sait superfétatoire, presque incongrue. L’évidence de cette souveraine virtuosité s’exprime avec la simplicité de la plus grande maîtrise. Rameau et la suite des Indes galantes, l’Air pour les sauvages de la dernière suite, avec des ornementations refusées dans les œuvres précédentes, plus riches encore que tout le reste, sans ostentation, comme le symbole même de la puissance dans la philosophie zen, pour qui elle est le pouvoir de ne pas faire. On peut le dire en allemand, pas en français : es musiziert. Puis une Etude op. 24 de Chopin comme si nous ne l’avions jamais entendue, pas de celle que l’on va chercher mais comme celle que l’on porte en soi. Chopin encore, un Prélude pour terminer, comme une évidence et c’est juste. Grigory Sokolov pénètre au plus profond de nous et il y reste. Il lui faut donc terminer en douceur, dans un nouveau commencement, une musique intérieure qui demeure.

J’ai déjà souvent écrit sur l’humanité, cherché à la cerner, la définir. J’ai longtemps pensé, en me consacrant aux crimes contre l’humanité que l’on ne pouvait, paradoxalement, l’approcher qu’au cœur de l’inhumain. L’humanité, c’est ce qui subsiste quand l’homme a été, par la force, dépouillé de tout et qu’il ne lui reste que ça, en place de la vie. J’ai cherché, au Collège de France et avec le Professeur Delmas-Marty à penser l’humanité comme valeur universelle. Je n’ai pas pu, je n’ai pas su y parvenir, ne la trouvant pas. C’est con moto qu’elle s’est imposées à moi ce soir, au milieu de ce deuxième mouvement de la sonate de Schubert, c’est là que le sorcier Sokolov est parvenu au tréfond de moi-même. Incarnation du rêve de Faust : Arrête toi, instant, tu es si beau ! C’est par cette phrase que Faust est sauvé, qu’il trouve la rémission et échappe au Diable qui le tenait pourtant. C’est con moto que l’humanité iradie, dans la jeunesse intime entre l’inquiétude des harmonies tendues et l’enthousiasme des « quintes de cor » d’un très jeune homme en pleine maturité qui n’a que peu de temps à vivre et ne le sait pas.

Pour Nietzsche, comme pour Sokolov, sans la musique la vie serait une erreur et c’est si beau. Nous voilà meilleurs dans un instant d’éternité, rachetés, heureux, humains, simplement mais jamais trop humains.

23 avril 2009


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