dimanche 19 avril 2015

PARSIFAL, FESTIVAL DE PÂQUES AU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE


Parsifal, ultime œuvre de Richard Wagner était à l’affiche du Grand Théâtre de Genève jusqu’à ce Vendredi Saint, 2 avril 2010, précisément la date à laquelle se passe le troisième acte de cette œuvre à nulle autre pareille. Parsifal, plus qu’un opéra, dresse le portrait de quelques personnages.
Il y a tout d’abord Amfortas, Roi du Graal, Seigneur blessé d’une plaie qui ne peut guérir et dont il ne peut mourir. Amfortas est, après son père Titurel, le gardien des reliques les plus saintes, la Lance qui perça le flanc du Christ sur la Croix et le Graal, vase dans lequel Joseph d’Arimathie récolta le sang du Sauveur. C’est cette Lance justement qui a blessé Amfortas au flanc, lorsqu’il tenta de vaincre Klingsor mais succomba aux charmes de Kundry. Il attend depuis la délivrance promise, qu’il voit comme la mort, et refuse d’officier car à chaque fois qu’il découvre le Graal, celui-ci le ramène à la vie et donc au martyre. Image christique oui, mais il est celui qui souffre davantage pour racheter ses propres fautes que celles d’autrui, cherchant son propre salut avant celui de l’humanité. Son refus d’officier provoquera la mort de son père et la décrépitude des chevaliers du Graal. Il finira effectivement sauvé par le Reine Tor, Parsifal, et par la Lance même qui le blessa, à laquelle le pur aura donné des vertus cathartiques. Présent à travers toute l’œuvre, Amfortas ne chante que deux morceaux de bravoure, les deux scènes du Graal, auxquelles il doit donner une dimension réellement surnaturelle. Si Thomas Stewart fut sans doute le plus grand interprète du rôle (à Bayreuth dès 1960 pour les dernier Knappertsbusch ou ensuite avec Boulez), Detlef Roth n’avait sur la scène genevoise pas le charisme suffisant. Son visage maquillé de blanc lui donnait plus un air poudré que cadavérique et le voir se traîner entre les chevaliers ne l’avantageait pas, le privant de toute stature christique pour le réduire à un pauvre malade geignard qui se complaît dans ses souffrances. A ce jeu, il n’aura pas le génie d’un Dietrich Fischer-Dieskau, qui, en 1956 à Bayreuth, nous dressait le portrait d’un Amfortas jouissant pleinement de sa douleur, seul marque de vie pour lui. La fin du drame ne lui offre pas vraiment de rédemption digne, le laissant simplement une nouvelle fois entre les bras de Kundry.
Klingsor est en quelque sorte à Amfortas ce qu’Albérich est à Wotan dans le Ring des Niebelungen, la face sombre du personnage, le côté obscur de la force. Même tessiture, même écriture vocale, complémentarité scénique, Klingsor n’apparaissant qu’au deuxième acte, Amfortas aux premier et troisième. C’est aussi la même blessure, ou presque. Klingsor fut également un chevalier du Graal, mais ce fut un pur faible, trop faible pour le rester. Ses désirs sexuels ne pouvaient être domptés par sa seule volonté alors il s’émascula pour rester chaste, commettant par là-même l’acte sacrilège qui le fit déchoir des anges du Graal. Lorsque Gurnemanz évoque sa vie depuis dans une vallée luxuriante, il précise ne pas savoir quels sont ses pêchés, mais certains y ont vu une homosexualité à peine voilée, qui ressort d’ailleurs dans ses remarques sur la beauté de Parsifal approchant son antre. C’est aussi peut-être là la raison pour laquelle il est le seul à pouvoir résister aux charmes de Kundry, ce qui suscite les moqueries de celle-ci (Bist du keuch ?). La blessure qu’il s’est infligée fait son destin, comme celle d’Amfortas le sien. Elle est aussi liée à la Lance car si ce n’est pas par elle qu’elle est faite, c’est pour elle et pour le contrôle du Graal. C’est un rôle difficile qui, en deux brèves apparitions, en ouverture et en clôture du deuxième acte, doit donner toute la mesure de son pouvoir et, par effet miroir, de celui du Graal, de Parsifal, d’Amfortas, de Kundry aussi. Andrew Greenan n’était de loin pas à la hauteur. Sans voix, sans ampleur, sans projet, il était assez ridicule même dans ses mimiques et pas crédible une seule seconde dans son pouvoir.
Kundry est peut-être bien le personnage principal de Parsifal. Sorte de bête au premier acte, c’est elle qui détient le savoir, elle qui traverse les mondes et les périodes et dont on ne sait pas vraiment grand-chose mais qui sait tout sur tous. C’est elle aussi qui apprendra à Parsifal la mort de sa mère, Herzeleide, et lui donnera les premiers éléments sur lui-même. C’est au deuxième acte qu’elle prend toute sa dimension et que l’on apprend d’elle qu’elle fut damnée pour le rire lancé à la face du Christ en Croix à séduire tous les hommes qui croiseraient son chemin, sorte de putain universelle en somme. C’est à ce rôle que la cantonne Klingsor, celui de séduire tous les chevaliers du Graal tentant de venir récupérer la Lance. C’est un rôle si complexe que Hans Knappertsbusch lui consacra une thèse de doctorat, qui trouve ses fondements dans des mythologies persanes et indiennes, un rôle aux reflets multiples particulièrement difficile à aborder et que seule sans doute Martha Mödl (à Bayreuth de 1951 à 1956, avec Hans Knappertsbusch ou Clemens Krauss) réussit à dompter dans tous ses détails. Sa difficulté tient notamment dans le changement complet du personnage entre la bête du premier acte et la femme du second, femme au plein sens du terme, mère, épouse, amante, qui joue sur tous les registres, au point que Karajan à Vienne avait dédoublé le rôle entre Elisabeth Höngen pour le premier acte et la première scène du deuxième, et Christa Ludwig pour le reste. Lioba Braun est assurément à son meilleur niveau dans le deuxième acte, où elle affiche un tempérament qui passe par toutes les extrémités pour séduire Parsifal. Elle sait se faire maternelle puis tentatrice, avant de nous livrer une véritable scène de la folie, d’anthologie, lorsqu’elle lui demande de comprendre sa douleur et qu’elle sent poindre à la fois son plus grand drame et sa plus grande espérance, qu’il lui résiste. Fabuleuse au deuxième acte, le premier n’est pas au même niveau et Lioba Braun peine réellement à trouver les accents qui permettraient de donner vie à sa Kundry dans son état premier, bien loin des raucités et des feulements légendaires de Martha Mödl.
Parsifal est un jeune sot, qui arrive au royaume du Graal complètement perdu, au point de ne plus rien savoir de lui ni des autres. D’une profonde candeur, il ne comprend pas ce qui l’entoure et réagit comme un enfant face à Gurnemanz comme face à Kundry. C’est néanmoins face à Amfortas qu’il commencera à percevoir une douleur dont la compréhension le dépasse encore. Lorsqu’il se retrouve au deuxième acte au château de Klingsor, il n’est guère plus avancé, batailleur comme au premier jour et innocent face aux filles fleurs qui le tentent assez gentiment. Ce n’est que face à Kundry qu’il commencera à comprendre, à se comprendre lui-même notamment, dans sa responsabilité dans la mort de sa mère, avant que de comprendre le sens de sa présence en ces lieux par le baiser de Kundry, dans lequel il verra la douleur d’Amfortas. C’est là qu’il comprend les causes de l’échec d’Amfortas et sa mission et qu’il prend une dimension à son tour christique, accomplissant ce qu’avant lui Amfortas avait failli à accomplir. Dès lors que Klingsor est vaincu et la Lance reprise, il se tourne vers le rachat de Kundry sans hésitation et vers celui de l’humanité. Ses derniers mots au deuxième acte sont adressés à Kundry : Du weisst, wo du mich wiederfinden kannst, c’est lui dire de le rejoindre à Montsalvat. Au troisième acte, il prend toute la stature d’un roi du Graal, bénissant une Kundry délivrée, lui donnant le baptême, refermant la plaie d’Amfortas et officiant pour le Graal. Il faut savoir dans ce rôle passer de l’enfant innocent à celui qui a repris le savoir et la foi pour se trouver garant du Graal, progresser vers l’absolu pour terminer dans une dimension souveraine. Klaus Florian Vogt est doté d’un beau timbre et de qualités certaines. C’est en 2004 à Hambourg qu’il fit ses débuts dans le rôle de Parsifal et Genève l’a entendu en Walther en 2006-2007. S’il sait bien faire l’enfant, il garde trop longtemps au deuxième acte une candeur tardive. Surtout, il manque d’élévation au troisième pour donner la mesure du rôle. Il y a dans sa manière de chanter, d’aborder les notes par-dessous pour les pousser en avant et jusqu’à dans son timbre un je ne sais quoi d’un René Kollo, que l’on reconnaît aussi à des sons gonflés, surtout dans le grave, et à des voyelles trop ouvertes, à une absence de projet également. Il ne m’avait pas convaincu dans Walther, il ne me convainc pas dans Parsifal non plus.
Reste Gurnemanz, le doyen des chevaliers du Graal, un rôle de conteur comme on en trouve souvent dans les opéras de Wagner. Gurnemanz c’est la face superficielle du savoir, celui qui ne connaît que ce qu’il a lui-même vu, que ce à quoi il a participé, mais qui peine à comprendre le sens des choses. S’il sait tout, comme le présente l’un des chevaliers, ce n’est qu’un savoir apparent qui ne pénètre pas le fond des éléments. Il ne comprend pas la dimension de la blessure d’Amfortas, ne sait pas voir le rôle de Kundry, ne perçoit pas l’importance de l’arrivée de Parsifal. Gurnemanz est celui autour de qui tourne l’action mais qui ne la fait jamais. Il n’a que pour rôle d’assister aux événements, sans avoir sur eux aucune prise. Le représenter avec un livre, symbole facile de la connaissance, est un peu court. Par contre, ce fut un véritable régal que d’entendre en ce rôle Albert Dohmen, déjà venu à Genève en Wotan, Kurwenal et Hans Sachs. La présence de Dohmen en fait le pilier incontestable de cette production, un repère pour tous les autres, celui autour de qui tout tourne, le centre du plateau. Son timbre et son phrasé sont dignes des grands wagnériens, comme son endurance lui permettant de terminer un rôle éprouvant dans sa longueur. Il était là au niveau de ses précédentes apparitions genevoises, le sommet incontesté de cette distribution.
Il est difficile de mettre en scène Parsifal. C’est un de ces opéras qui se passe dans un lieu et un temps indéterminés – un lieu où le temps se fait espace selon les termes de Gurnemanz, qui de plus est d’un statisme décourageant toute forme de mise en scène. Seul le deuxième acte, que Nietzsche voyait comme un attentat aux bonnes mœurs, peut donner de réelles perspectives scéniques. On peut représenter Montsalvat, le Graal et le château de Klingsor comme les filles fleurs comme l’on veut, personne ne les ayant jamais vus… C’est pour cela que Rolf Liebermann, en février 1982 sur cette même scène, plaça l’action sur la lune, ou que l’on a vu à Bayreuth en 2004 le Graal représenté comme un lapin mort en décomposition… De l’épure des frères Wagner à la réouverture de Bayreuth en 1951 à toutes les tentatives faites plus ou moins heureusement depuis, la mise en scène et les décors de Roland Aeschlimann offrent des perspectives intéressantes. Le décor, allégé depuis les premières représentations de 2004, gagne en unité et en symbolisme et présente même des réussites incontestables, notamment dans l’esthétique du début du troisième acte. Pour le reste, il y avait bien mieux à faire du second acte, des Filles fleurs et de Kundry, que les quelques facilités qui nous ont été données à voir. C’est toujours surprenant de voir à quel point ce deuxième acte est souvent le plus faible des mises en scènes connues, alors que c’est celui qui offre pourtant le plus de chose à dire pour un metteur en scène, le seul qui sorte d’un statisme et d’un symbolisme difficile à rendre par nature. Les costumes de Susanne Raschig sont simples, discrets, au point qu’il n’y a rien à en dire.
L’orchestre enfin reste dans Parsifal la pièce maîtresse. L’écriture de Wagner cherche à mélanger les timbres de manière à ce que nous ne puissions plus distinguer un instrument d’un autre, que nous ne puissions plus savoir lequel joue quoi. Il y a des couleurs dans cette partition qui sont propres à Bayreuth, le temple construit par Wagner pour la représentation de ses propres œuvres et dans lequel Parsifal, composé après l’inauguration du Festspielhaus, colle à l’acoustique si particulière comme nulle part ailleurs, écrit pour une scène construite pour lui. Evidemment, le Grand Théâtre n’offre pas le même écrin, l’OSR n’est pas l’Orchestre du Festival et John Fiore n’est pas le démiurge des meilleurs soirs de Bayreuth. Il y a dans la direction de ce chef américain pour la première fois à Genève des moments de grande beauté et des baisses de tension palpables, qui se sont toutefois réduites au fil des représentations, entre la générale et la dernière. Il n’y pas de symbolisme dans cette direction et c’est là la dimension qui manque à un chef qui permet par ailleurs à l’OSR de briller à son meilleur niveau. Si l’orchestre est tenu, en place et si les timbres sont beaux, manque toute approche mystique de l’œuvre. L’ouverture n’est qu’un morceau de musique qui ne nous permet pas de plonger dans l’atmosphère de ce festival scénique sacré (Bühnenweihfestspiel selon le sous-titre de Wagner) et l’Enchantement du Vendredi Saint qu’une pièce de genre utile au changement de tableau, réduite en somme au rôle de Leonore III avant le finale de Fidelio de Beethoven. Il n’y a pas, dans le parcours de ce chef, de quoi comprendre la dimension si particulière de Parsifal, que Knappertsbusch, Krauss, Jochum ou Karajan cherchaient à rendre et Boulez à contredire.
Soulignons pour terminer que, depuis la mise en ligne des archives du Grand Théâtre de Genève, l’on peut se souvenir d’une production de 1964, sous la direction de Leopold Ludwig et dans une mise en scène de Herbert Graf, qui vit Thomas Stewart en Amfortas, Hans Hotter en Gurnemanz et Wolfgang Windgassen dans le rôle titre, rien de moins !
5 avril 2010


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