dimanche 19 avril 2015

LES SEPT CROIX DU SALUT OU LA 9ème SYMPHONIE DE HANS WERNER HENZE A L'OSR


Le Concerto pour violon et orchestre en ré mineur op. 47 de Jean Sibelius et la Symphonie N°9 pour chœur mixte et orchestre de Hans Werner Henze se partageaient l’affiche du concert donné par l’OSR le jeudi 27 mai 2010 au Victoria Hall de Genève, sous la direction de Marek Janowski. Ce fut un concert sombre de par les thématiques abordées par les deux œuvres au programme. Un concert sombre dans lequel l’OSR sonna à son meilleur niveau pour donner un relief particulièrement dense aux pièces choisies. La complémentarité du programme était forte ce soir, tant le Concerto  de Sibelius, composé entre 1903 et 1905, à un moment où la répression exercée en Finlande par l’administration russe était des plus sévères autour de l’assassinat du gouverneur impérial, à Helsinki en 1904, que la Neuvième Symphonie se rapportant à l’horreur des premiers camps de concentration nazis, ceux d’avant guerre, en prenant comme trame de fond le roman d’Anna Seghers, publié en 1942 en exil au Mexique, La septième croix, relevant tous deux de complexes répressifs extrêmes.
Jean Sibelius (1865-1957) est un compositeur volontiers présenté comme nationaliste et son œuvre a acquis une importance primordiale en Finlande. Son Concerto pour violon est un classique du genre, l’un des plus marquants du XXème siècle. Ecrit à un moment triste  de l’histoire finlandaise, le compositeur a pourtant cherché à le dépouiller de tout caractère nationaliste trop fortement prononcé. Bien qu’indépendantiste notoire, Sibelius appartenait à l’élite de langue suédoise qui se rangeait volontiers dans un courant artistique humaniste. En les rendant moins nationalistes, Sibelius cherchait également à promouvoir plus facilement ses partitions en Europe. Celle-ci, revue après une création décevante à Helsinki, connut sa véritable naissance sous la baguette de Richard Strauss à Berlin. Unique concerto de Sibelius, il est le dernier en date à illustrer la grande tradition romantique, tout en étant souvent perçu comme s’en écartant radicalement. C’est en quelque sorte une œuvre entre deux âges. Bien que la filiation avec les concertos de Brahms ou de Tchaïkovski soit évidente, l’originalité du concerto de Sibelius réside en particulier dans les rapports entre le soliste et l’orchestre, qui ne se renvoient jamais les mêmes thèmes, à l’exception notoire du deuxième thème du finale. C’est un concerto de virtuose, qui utilise surtout le registre grave de l’instrument et dans les bois la clarinette et le basson dominent, ce qui donnent une couleur globalement assez sombre à cette pièce, l’aigu étant utilisé pour créer des contrastes soudains. Le premier mouvement, Allegro moderato, est le plus complexe des trois. L’orchestre reste à l’arrière plan, grognant et marmonnant, le violon se livrant, dès la fin de la longue mélodie initiale,  à de brillantes figurations thématiques que surmonte avec allégresse Lisa Batiashvili, jeune soliste allemande qui avait remporté en 1995, à seize ans, le 2ème prix du Concours Sibelius d’Helsinki. Le deuxième mouvement, Adagio di molto est davantage intimiste, tourné vers l’intérieur, ouvert sur des mesures confiées aux bois, qui lui donnent une impression d’étrangeté. Le dernier mouvement, Allegro ma non tanto est sans doute le plus célèbre du concerto, une « polonaise pour ours blanc » selon les termes d’un critique britannique. Le rythme en est très simple, ostinato énergique, martelé tout au long de ce finale. Lisa Batiashvili avait des allures d’une dame en noire, façon Barbara, dont elle avait aussi la voix, jouant de ses registres pour lui donner certaines fragilités, certaines fadeurs aussi parfois, qui font un style. Le son est magnifique et belle la prestance, l’interprétation est grave, parfaite introduction à la symphonie qui suivra. Les timbres de l’OSR conviennent parfaitement à Sibelius, au point que l’on s’étonne de le voir si peu au programme (Luonotar en novembre 2007, la Valse triste en 2005, La fille de Pojhola en 2004, il faut remonter à 2002 pour la Deuxième symphonie, à 2001 pour la Cinquième, c’est peu pour un compositeur qu’Ansermet avait programmé dès 1920 et dont il avait confié des symphonies à des chefs tels que Sir Thomas Beecham, la Première en 1947, ou Hans Rosbaud, la Deuxième en 1956, se réservant la Septième en 1965).

Avec la Neuvième symphonie de Hans Werner Henze, c’est dans un univers difficile que nous entraîne le compositeur et l’OSR ce soir-là, avec le Rundfunkchor Berlin. Compositeur contemporain aujourd’hui majeur, Hans Werner Henze avait dix-huit ans en 1944, lorsqu’il dut servir dans la Wehrmacht finissante d’un pays bientôt complètement détruit. Le poids de l’histoire fut tel qu’il rechercha l’exil, avant d’oser enfin, en 1987, revenir sur la dimension historique du passé avec sa Neuvième symphonie. Si l’on s’attarde souvent à trop vouloir mythifier, après Beethoven, Schubert, Bruckner et Mahler, ce chiffre de la neuvième symphonie, c’est néanmoins, comme la première d’entre elles, une œuvre chorale de grande dimension que donne Henze. A l’opposé de l’Ode à la Joie toutefois, mais dans un même esprit humaniste qui occupait déjà Beethoven, grand lecteur de Kant. L’on doit songer ici aussi aux liens entre Henze et d’autres compositeurs allemands de sa génération, notamment à Hanns Eisler, dont la composition de la Deutsche Symphonie fut très souterraine, délicate, difficile, ou à Karl Amadeus Hartmann, qui avait repris après la fin de la guerre les œuvres qu’il avait composées dans l’exil intérieur dans lequel il avait choisi de s’enfermer durant tout le IIIème Reich. Le texte de Brecht utilisé par Eisler, présentant la patrie allemande comme une « mère blafarde souillée du sang des meilleurs de ses fils »est bien dans le sens du roman d’Anna Seghers, La septième croix. En choisissant d’évoquer les camps de concentration d’avant guerre, Henze met en exergue l’horreur première, celle qui surgit dès la prise de pouvoir des nazis avec la construction du camp de Dachau en 1933, celle aussi dont l’ampleur de l’inhumanité ne permet pas d’envisager de rendre la suite, le caractère inimaginable, indicible même en musique, des camps de la mort de la solution finale, qui virent le jour après 1942. Henze s’engage dans une intensité difficilement supportable en reprenant les sept croix du roman. Selon ses propres termes, cités dans le programme de la soirée, il décrit ainsi son œuvre : « Evocation d’une réalité allemande, cette symphonie est surtout l’expression de la plus grande vénération pour les hommes qui firent acte de résistance au temps de la terreur fasciste nazie et sacrifièrent leur vie pour la liberté des idées. (…) L’action qui la sous-tend est une apothéose de l’horreur et de la souffrance. Elle est une somme de mon œuvre, un règlement de compte avec un monde arbitraire, imprévisible, qui nous agresse. Dans ma neuvième, au lieu de chanter la joie, belle étincelle divine, des hommes passent toute la soirée à évoquer le monde non encore révolu de la terreur et de la persécution qui continue de jeter son ombre ». Pas de soliste dans cette œuvre, mais une prise de distance avec l’emploi extrêmement riche et d’une diversité incroyablement vivante d’un chœur traité à l’antique, selon les principes de la tragédie grecque, omniprésent, incarnant à la première personne le fugitif comme son persécuteur, l’artiste qui se suicide plutôt que de se rendre, les voix de la nature, des morts, de la religion, du parlé au cri, en passant par le chant, avec des sirènes, des sifflets de police, des enclumes.
Le premier mouvement, Die Flucht, la fuite, met en scène le héros du roman qui tente d’échapper à ses poursuivants. « Nur weiter… Luft… keine Luft… ich habe Angst… mein Herz… geht… zu schnell… schneller… weiter… atmen… immer nur… atmen… immer nur… weiter… Erde… Steine… ein Graben… ein Loch… eine Falle… in der Erde… ein Stein… vor meinen Augen… Erde… der Stein… meine Stirn… Nein… nichts mehr… Nein!  ». Et plus loin : « Musik! Ich höre Musik (…) Auch in der Hölle spielt die Musik ».La voix collective apporte à l’extrême tension de la musique la seule manière d’exprimer ici l’horreur et la dénonciation. La poursuite s’interrompt brusquement pour faire place au deuxième mouvement, Bei den Toten, qui s’ouvre dans une atmosphère paisible, désincarnée du fait de la mort. Mais cette mort là hurle encore des cris d’agonie qui explosent dans la masse chorale sinistre et désolée. Bericht des Verfolger donne brièvement la parole au poursuivant qui a traqué le fugitif et l’a trouvé « wie ein zitterndes Tier, wie ein räudiger Hund ». L’ambiance est à la froideur bureaucratique de la machine nazie, la persécution des percussions s’inspirant du bruit des machines à écrire qui servent à taper les rapports. Die Platane spricht pour dire ensuite la hache qu’il va subir pour que les tortionnaires le transforment en croix sur lesquelles ils crucifieront les fugitifs rattrapés. C’est une nature aimable que les voix de femmes incarnent avec l’orchestre élégiaque qui va ensuite crier à l’unisson des victimes de la barbarie de l’inhumanité. Dans le cinquième mouvement, Der Sturz, Belloni se nomme, c’est un artiste qui fuit ses poursuivants sur le toit de sa maison et qui, frappé d’une balle, saute plutôt que de se rendre, l’orchestre s’engageant dans un gran canto, un hymne vaste et profond qui est le point culminant de l’œuvre, le moment où l’artiste est fauché en plein vol, libérant son âme pour l’éternité. Nachts im Dom est le mouvement le plus développé, celui du héros anonyme qui s’est réfugié dans la Cathédrale de Mayence. Il prend à témoin le Christ et les saints qui lui répondent par l’apologie de la souffrance. Le fugitif s’exprime par la voix du grand chœur, la mort et les saints par celles de plus petits ensembles dans des contrastes effroyables. L’orgue sonne alors impérieusement. La religion ayant été invoquée en vain, il ne reste plus au persécuté que le néant ! Die Rettung, qui termine l’œuvre, est une pure contemplation de la nature, tout se passant comme si un été pouvait encore revenir, sans plus y croire vraiment. Les percussions ne jouent plus, pour donner à l’orchestre le soin d’essayer de faire revivre un peu d’espoir. Pour Hans Werner Henze la rédemption n’est pas de ce monde.
Seule la musique peut sans doute exprimer l’indicible inhumanité qu’il y a dans de telles persécutions. Comment dès lors jouer, interpréter ce genre de pièces qui reflètent les pires moments de notre Histoire ? Janacek n’avait pas survécu à son opéra De la maison des morts, Chostakovitch avait introduit le pessimisme dans sa musique, Dallapicola avait présenté la torture ultime, celle de l’espoir, dans Il Prigioniero. Finalement, seul Ullmann, composant dans le camp de Theresienstadt un opéra créé par les musiciens du camps pour leurs codétenus, réussit à draper le tout d’un humour noir mais réel, celui dans lequel Christophe Rousset disait déjà qu’étaient placés tous les camps de concentration nazis, un humour ubuesque totalement tragique et incongru, que seuls sans doute ont osé remarquer et rendre ceux qui l’ont vécu de l’intérieur. Pour les autres, le tragique seul peut s’exprimer et ce n’est sans doute pas un hasard si Hans Werner Henze a d’abord passé par une période sérielle, l’une des formes de l’expressionisme dans la musique, avant que de pouvoir aborder son œuvre noire.
Marek Janowski a déjà donné un très bel enregistrement de cette neuvième symphonie et il dirigeait ce soir un orchestre en grande forme, impressionnant dans tous ses timbres, qui accompagnait le chant d’un chœur en tout point remarquable et justement très applaudi. L’on doit comprendre néanmoins les quelques personnes qui quittaient la salle après chaque mouvement, car il est dur de supporter l’évocation de l’inhumanité, même en musique. Un concert remarquable qui met à l’honneur un compositeur que l’on devrait également, comme Sibelius, programmer davantage tant son œuvre est variée et s’impose depuis quelques décennies déjà au grand répertoire.
30 mai 2010

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