dimanche 19 avril 2015

LES JEUX D’ATMOSPHERES DE SIMON RATTLE


Un concert des Berliner Philharmoniker est toujours un événement, surtout à Genève où l’orchestre n’était pas venu depuis une vingtaine d’années. Dans une tournée marquant son cent trentième anniversaire, la phalange fondée en 1882 présente un programme d’une grande richesse, mêlant des œuvres de compositeurs aussi différents que Ligeti, Wagner, Debussy, Ravel et Schumann. Là où un tel programme pourrait passer pour un patchwork improbable, Rattle lui confère une cohérence réfléchie autour de pièces qui offrent toutes des écritures dans lesquelles l’orchestre peut montrer l’étendue de sa palette sonore.
Le programme s’ouvre sur Atmosphères – In memoriam Mátyás Seiber, de György Ligeti, œuvre de 1961, présentée comme un nuage unique traversé de couleurs et d’harmonies, où le compositeur évoque quelques couches atmosphériques, flottantes, vagues, sans contours, se fondant les unes dans les autres jusque dans un canon à quarante-huit voix qui remet en cause la tradition musicale toute entière. Rattle y parvenait merveilleusement à créer des atmosphères confondantes et éthérées ou parfois plus denses pour nous faire entrer dans le programme proposé. Sans interruption, il enchaînait avec le Prélude du premier acte de Lohengrin de Richard Wagner, dont la substance sonore si particulière trouvait avantage à venir des atmosphères de Ligeti pour aller rejoindre sur un cygne celles de la pureté du Graal.  
Poursuivant avec Jeux, poème dansé de Claude Debussy, les atmosphères changeaient. Contemporaine du Sacre du printemps de Stravinsky, cette pièce est l’une des dernières de Debussy. Commande des Ballets russes de Diaghilev, elle fut créée quinze jours avant le tumulte du Sacre. Si l’argument du ballet disparut rapidement, la pièce trouva sa place au répertoire symphonique, où elle demeure cependant assez rarement jouée. Jeux érotiques à trois ou apologie plastique de l’homme de 1913, l’argument pouvait sembler assez scandaleux et, comme le relève André Boucourechliev, le substrat de l’œuvre est le fruit de trois fantasmes. Plus insidieux que Le Sacre dans son langage musical, c’est selon Boulez le chef-d’œuvre de Debussy, même s’il est à peu près complètement tombé dans l’oubli. Rattle ressuscite ici un esprit véhément et passionné aux multiples couleurs rendues par un orchestre brillant.
Les jeux de couleurs se poursuivent dans Daphnis et Chloé, la deuxième suite de Maurice Ravel, autre pièce issue d’une commande des Ballets russes de Diaghilev, d’une année antérieure à Jeux mais avec un orchestre comparable. C’est l’époque de L’oiseau de feu, de Petrouchka, d’une créativité débordante dans tous les domaines de l’art, où Stravinsky, Ravel et Debussy croisent également Cocteau et les premiers surréalistes, Picasso, Fernand Léger ou Soulage. Les amours de Daphnis et Chloé comme celles de Syrinx et de Pan se terminent dans une débauche d’orchestre au son plein, parfaitement tenu. Il est hallucinant de voir à quel point Rattle et l’orchestre maîtrisent l’acoustique de cette salle qu’ils ne connaissent pas, alors que l’OSR, qui n’y donne ses concerts que depuis 1918, s’évertue à jouer des cuivres qui sonnent toujours beaucoup trop fort !
La seconde partie de concert était consacrée à la Troisième Symphonie, en mi bémol majeur, opus 97, dite Rhénane, de Robert Schumann. Les pages de Schumann plongent dans les eaux profondes  de ce fleuve déjà célébrées par Heine, qu’il verra lui-même comme calme, paisible, grave ou fier comme un vieux dieu germain et dans lesquelles il se jettera quelques années plus tard. La plus jouée des symphonies de Schumann, la Troisième bruit de mélodies populaires et de valses rustiques pour refléter un peu de la vie au bord du Rhin, d’où cette appellation apocryphe néanmoins correcte de Rhénane. Œuvre radieuse, majestueuse qui rappelle également la Cathédrale de Cologne, ce mi bémol majeur rhénan sera aussi celui, trois ans plus tard, de Wagner dans Das Rheingold. Rattle nous donnait l’impression de découvrir cette symphonie pour la première fois. La réflexion dont il sait parer ses interprétations ne laisse jamais de répéter simplement des traditions mais vise toujours à offrir une écoute nouvelle. Il y parvient par une intelligence musicale jamais prise en défaut et par la qualité de l’orchestre qu’il dirige dans un vrai partage. La cohésion de l’orchestre est impressionnante, de même que le plaisir que les musiciens prennent à jouer ensemble. Alors lorsque l’on entend certains intéressants, à la sortie du concert, critiquer le fait d’avoir entendu autre chose que ce qu’ils attendaient, d’avoir été surpris par la clarté du propos, la mise en perspectives des rythmes de ländler du premier mouvement, la profondeur d’un Schumann pour une fois paisible et grave, restant pour l’heure sur les berges du fleuve avant que d’y plonger pour s’y perdre ou s’y retrouver, qu’importe les esprits obtus aux oreilles formatées. Rattle nous offre ce savant mélange propre à la musique classique : un élitisme certain car il s’adresse évidemment à ceux qui savent l’écouter, un universalisme réel car à ce niveau tout un chacun peut apprécier la beauté des choses et gagner un peu d’humanité.
25 novembre 2012

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