dimanche 19 avril 2015

LA VALEUR DE NOS PROPRES TRADITIONS


Pour sa première apparition au pupitre de l’OSR dans sa nouvelle dignité de principal chef invité, Kazuki Yamada proposait un programme aux allures contemporaines que tentait de gommer la communication de l’orchestre, dont les affiches en ville proclamaient largement Yamada dirige Beethoven ! Il y a là un je ne sais quoi de craintes irrépressibles face à la musique contemporaine, qui doit certainement conduire à penser que l’on ne pourra remplir la salle en mettant davantage l’accent sur Takemitsu ou MacMillan, que la bourgeoise calviniste, si elle devait les connaître, n’hésiterait sans doute pas à fuir, les plus éduquées à bouder. Tant de préjugés sur la musique moderne, contemporaine, du XXème siècle, peu importe du nom dont on la décrive. Inécoutable, dissonante, incompréhensible, inconvenante. C’est oublier que l’OSR s’est essentiellement construit sur un répertoire contemporain cher à Ansermet qui, dès 1918, jouait Stravinski, Debussy, Ravel, Bartók, souvent avec eux, Mahler aussi qui n’était pas encore un classique au début des années 1920.  Ce pilier de tout répertoire symphonique qu’est Beethoven, sur lequel tant d’orchestres se sont construits, n’est venu que plus tard et il revint somme toute au mandat de Wolfgang Sawallisch d’élargir le répertoire de l’orchestre vers les fondamentaux germaniques. C’est dire qu’alors, l’on eût annoncé en tête d’affiche Takemitsu et MacMillan.
De Toru Takemitsu, l’on nous proposait donc Mittsu no eiga ongaku – Three Film Scores pour orchestre à cordes, pièce de 1995, composées, successivement, de Music of Training and Rest (Allegro), de José Torres (1959), Funeral Music (Espressivo ma pesante), de Black Rain (1989), et La Valse (Molto sostenuto), de Face of Another (1966). Comme l’exposait le compositeur dans une phrase citée dans le programme de la soirée, « J’ai longtemps lutté pour ne pas avoir de qualités ‘japonaises’. Grâce à John Cage, j’ai enfin compris la valeur de mes propres traditions ». L’influence occidentale pour tout Japonais contemporain de Takemitsu (1930-1996) vient essentiellement de l’occupation américaine qui suivit la seconde guerre mondiale. Les reproches de mimétisme occidental au détriment de la création d’un idiome national plus typiquement japonais tombèrent sur Takemitsu comme sur d’autres en ces temps difficiles. Jean-Noël von der Weid, dans son ouvrage consacré à La musique du XXè siècle ne pouvait s’empêcher de poser la question problématique essentielle : les œuvres occidentales – ou considérées, à tort ou à raison comme telles – composées par les compositeurs orientaux ne seraient-elles que des produits hybrides, sinon même acculturés ? Takemitsu eut à s’y débattre, puisqu’il travailla, sous l’occupation, sur une base militaire américaine où il se trouva confronté au jazz, notamment. Compositeur autodidacte, il découvrit Debussy et Messiaen et c’est dans une série de conférences données avec John Cage à Hawaï dans la première moitié des années 1960 qu’il se fit remarquer en occident. C’est sous l’impulsion de Cage que Takemitsu revient aux sources de la musique nippones et à ses instruments traditionnels, surtout dans ses musiques de film. Cependant, les trois pièces données ce soir, écrites pour orchestre à cordes occidentales est une notable exception sur ce point. Suite de concert tirée de trois partitions écrites pour le cinéma, c’est à Gstaad en 1995 qu’elles furent créées. Les films ici concernés sont José Torres, de Hiroshi Teshigawara, qui plante le décor d’une salle de gym à Harlem, documentaire sur l’entraînement du boxeur portoricain éponyme, Black Rain, de Shohei Imamura, dont le sujet est la destruction d’Hiroshima par la bombe atomique et, finalement, Face of Another, à nouveau de Hiroshi Teshigawara, qui dépeint la vie de deux personnes gravement brûlées au visage, l’une par la bombe atomique lâchée sur Nagasaki. Musique universelle, ces trois pièces n’ont rien de déroutant et sont parfaitement adaptées au cinéma, offrant à Kazuki Yamada une entrée en matière pas trop risquée vers la musique de son pays.
Dans le Concerto pour violon et orchestre de James MacMillan, né en 1959, l’atmosphère change. Musique à multiples références, la coupe tripartite est celle d’un concerto classique, avec un mouvement initial plein d’énergie, un mouvement lent central et un final porté par un certain élan. Le matériau thématique provient des danses et mélodies traditionnelles de son pays, qu’il reconnait comme « modes d’expression et de récit fort anciens qui sont au chœur de [son] œuvre ». La partie violonistique est constamment d’une grande difficulté, écrite pour Vadim Repin, créateur de l’œuvre en mai 2010 au Barbican Hall de Londres, avec le London Symphony Orchestra dirigé par Valery Gergiev. Redonnée en 2011 à New York avec le Philadelphia Orchestra sous la direction de Charles Dutoit, elle l’est ce soir à Genève en première suisse. C’est d’ailleurs là tout l’enjeu de la création musicale contemporaine, qu’il ne s’agit pas seulement de donner une fois, mais de rejouer ensuite pour lui permettre une entrée au répertoire.
Dance, premier mouvement, s’ouvre comme un coup de fouet et fait penser à Bartók comme à Chostakovitch, davantage qu’aux dances traditionnelles anglaises. Song, partie centrale, se base sur des mélodies traditionnelles celtes. Song and Dance, mouvement final, s’ouvre sur une scansion des musiciens : Eins, zwei, drei, meine Mutter, tanz mit mir, hommage à la mère du compositeur qui laisse cependant perplexe, mais qui se poursuivra en fin de mouvement avec : Fünf, sechs, sieben, bist Du hinter das blaue Glas gegangen ? Si Repim se montre plein d’énergie et d’une grande maîtrise technique dans la défense de cette pièce agréable à l’écoute, l’orchestre montre également de belles dispositions. Bien que les couleurs soient un peu toujours les mêmes – le temps n’est plus où Ansermet consacrait des répétitions entières aux timbres de l’orchestre, l’on se dit que le répertoire contemporain reste l’un de ceux qui convienne le mieux à l’OSR et qu’il est bien dommage que l’on n’ose le programmer davantage. Alors qu’approche le centenaire de la création du Sacre du printemps, il faut convenir que la période de création la plus expérimentale, et partant la plus délicate à convaincre un large public, est aujourd’hui largement dépassée et que l’on n’est plus au temps des audaces les plus folles qui déchainaient tumultes et émeutes ou vidaient les salles de concerts d’un public hermétiques aux concepts inapprochables.
Quant à la Troisième Symphonie, en mi bémol majeur, opus 55, dite Héroïque, de Ludwig van Beethoven, elle est un classique inaltérable, dont on ne peut guère s’empêcher de penser que la présence au programme du jour servait à faire passer la première partie et à s’assurer une présence minimale du public dans la salle. Ce programme donné deux fois, les mercredi 28 et vendredi 30 novembre 2012, nous a permis de mesurer l’apport d’une exécution en public d’une œuvre de cette ampleur. Rappelons tout de même qu’il ne s’agit que du deuxième concert dirigé par Kazuki Yamada à la tête de l’OSR. Le premier avait soulevé l’enthousiasme d’un début passionnant, dans un programme plus proche des fondamentaux de l’Orchestre, avec notamment le Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Debussy, et L’oiseau de feu d’Igor Stravinsky. Dans Beethoven, il fallait aux musiciens et au chef apprendre à se connaître. Ainsi, le premier soir nous offrait une interprétation intéressante dans laquelle on entendait bien quelque chose, qui demeurait cependant inabouti. S’il y a bien du Napoléon dans cette œuvre, ce n’est pas le révolutionnaire qui allait mettre l’Europe à genoux que l’on entendait. Des tempi amples donnaient du souffle à la partition qui manquait cependant de tension, voire de nervosité, d’héroïsme. Ce ne fut pas Waterloo, non, mais ce ne fut pas Arcole, le soleil levant d’un jeune chef, pas encore à son zénith. Au deuxième soir, l’effet fut tout autre. Les prémices de la première exécution intégrées, c’est une interprétation pleinement convaincante que nous livraient le chef et l’orchestre. Ce Napoléon-là était vainqueur, pas d’Austerlitz non, Empereur il s’était perdu aux yeux du génie, mais de Rivoli, des Pyramides, de Marengo, lorsqu’encore révolutionnaire il emballait Beethoven, grand lecteur de Kant, qui voyait dans la Révolution française triompher l’esprit des Lumières, alors que le conservatisme contre-révolutionnaire de Metternich allait durablement marquer l’Autriche jusqu’en 1848.
Ce début de saison à l’OSR laisse ainsi perplexe, comme si nous étions dans une période de transition. La direction artistique et musicale de Neeme Järvi n’a pas convaincu dans les deux premiers concerts extraordinaires donnés en début de saison. Les premiers concerts ordinaires, dirigés par Marek Janowski, regardaient encore vers les saisons passées. Kazuki Yamada nous tourne résolument vers l’avenir alors qu’à Genève toute vision fait malheureusement défaut et que l’on ne sait jusqu’où on le laissera nous mener.
2 décembre 2012

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