dimanche 19 avril 2015

DE LA PROXIMITE DES MONDES


C’est une femme qui dirigeait le sixième concert de la saison de l’OSR, la première à le faire, en 2008 déjà et ce soir dans un programme initialement consacré aux Trois études de Debussy de Michael Jarrel, au Concerto pour violoncelle et orchestre « Tout un monde lointain » d’Henri Dutilleux et à la Cinquième Symphonie en mi bémol majeur, opus 82 de Jean Sibelius. Prometteur, tant le concerto de Dutilleux est une merveille trop rarement donnée, le programme fut finalement modifié sur demande du soliste, Truls Mork, qui préféra présenter le Concerto pour violoncelle et orchestre N°1 en mi bémol majeur, opus 107, de Dimitri Chostakovitch.
C’est par une orchestration de trois des Etudes pour piano de Debussy par le compositeur genevois Micheal Jarrel que s’ouvrait donc le programme de ce soir. Les Etudes sont la dernière œuvre pour piano de Debussy, composées en 1915. Elles sont la démonstration d’un regain de créativité alors que le mal qui allait emporter le compositeur trois ans plus tard le tourmentait déjà. D’une profonde originalité, ces douze Etudes pour piano, dédiées à la mémoire de Chopin, sont comme les siennes des transcendances des méthodes pédagogiques. Marguerite Long, en décrivant le jeu tardif de Debussy, entre 1914 et 1917, fait également le rapprochement avec Chopin : « Comment oublier la souplesse, la caresse, la profondeur de son toucher ! En même temps qu’il glissait avec une douceur si pénétrante sur son clavier, il le serrait et en obtenait des accents d’une extraordinaire puissance expressive. (…) Il jouait presque toujours en demi-teinte, avec une sonorité pleine, intense, sans aucune dureté dans l’attaque, comme Chopin. (…) Tel Chopin encore, il considérait l’art de la pédale comme une sorte de respiration ». Œuvre finale au piano de Debussy, ces douze grandes pièces que sont les Etudes sont un aboutissement suprême, décanté et quintessencié selon les termes de Harry Halbreich, pour qui elles parviennent à la perfection au prix d’un renoncement à la somptuosité sonore voire poétique, sublimant le langage par un classicisme pleinement maîtrisé ouvrant sur l’avenir, délicieusement révolutionnaire en somme. Pour Debussy aussi, elles formaient tout un monde lointain, un pays chimérique et par conséquent introuvable.
Selon le programme du concert, Jarrell n’a pas choisi de recréer l’œuvre, s’en tenant au Debussy de l’époque et s’inspirant ainsi de Jeux, œuvre orchestrale de peu antérieure aux Etudes. Cette recherche d’une transposition de l’œuvre dans une autre dimension, du piano à l’orchestre, nous a effectivement offert de grandes beautés orchestrales certes, mais sonnait toutefois davantage comme du Debussy (un peu « à la manière de »), que comme du Jarrell. Nous y avons trouvé des ambiances du Martyre de Saint Sébastien dans les deux premières et, plus anciennes peut-être, de Nocturne dans la troisième. Le programme du concert, en soulignant la présentation de l’œuvre par le titre « Debussy selon Jarrell selon Debussy » mettait bien entre parenthèse la création de Jarrell. La référence au travail d’orchestration que Ravel avait lui-même réalisé sur certaines de ses pièces pour piano, notamment Alborada del gracioso, nous mène à penser que Debussy se suffisait peut-être à lui-même. Si Jarrell parvient à faire des trois études choisies une véritable pièce orchestrale, en ce sens que l’écriture du piano s’oublie derrière celle de l’orchestre et que jamais ces pièces ne sonnent autrement que si elles eussent été dès l’abord pensées pour l’orchestre, il parvient également à se faire oublier au profit de Debussy. L’écoute en était plaisante mais l’exercice de composition nous a semblé de ce fait un peu vide.
Nous attendions ensuite Truls Mork dans le concerto de Dutilleux, Tout un monde lointain, qu’il avait enregistré en 2002 de fort belle manière avec l’Orchestre philarmonique de Radio France sous la direction de Myung –Whun Chung. Construit sur des références aux Fleurs du mal de Baudelaire, ce concerto se termine sur un mouvement intitulé Hymne, avec ces vers en exergue : « …Garde tes songes : Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! », qui finalement introduisait assez bien le premier concerto de Chostakovitch préféré ce soir. Les songes de Chostakovitch furent souvent de véritables cauchemars face à ceux du fou qui gouverna l’Union soviétique jusqu’en 1953 et duquel il avait tant craint la déportation et la mort, plus encore que la censure imbécile.
Lorsqu’il compose son premier concerto pour violoncelle, les souvenirs de l’interdiction de Lady MacBeth et le titre délicieusement autocritique d’une cinquième symphonie au contenu pourtant subversif sont déjà loin. Opus 107 du compositeur, l’œuvre date de 1959 et fut créée par Rostropovitch et Mravinski à Léningrad. A l’opposé de l’avant-garde occidentale des Cage, Berio ou Boulez que Chostakovitch ne comprit pas (il estimait leurs œuvres contraires à la nature humaine et à l’art sublime de la musique), le concerto est plus proche de la Symphonie concertante de Prokofiev. Le travail de réorchestration que fit Chostakovitch, juste après la création, du concerto de Schumann, montre l’attrait d’un certain romantisme. D’une grande virtuosité, l’œuvre est ainsi à la fois spectaculaire et très homogène. Donnée dès 1962 à l’OSR par Pierre Fournier (qui en reçut la partition des mains mêmes de Rostropovitch) sous la direction de Jascha Horenstein, l’œuvre n’est donc pas nouvelle pour l’orchestre comme pour l’auditeur genevois. Elle n’était pas nouvelle non plus pour Truls Mork, qui en donna un enregistrement remarqué avec Mariss Jansons et le London Philarmonic il y a déjà une quinzaine d’années.
D’entrée de jeu, le caractère sautillant et staccato du thème exposé par le soliste permet à Mork de prendre la partition comme l’exécution à son compte. Ce bref Allegretto d’un humour sardonique nous rappelle que l’œuvre de Chostakovitch comme sa vie fut toute entière sur le fil du rasoir et que l’humour grinçant qu’il développa lui permit de disposer d’une arme redoutable contre le pessimisme concentrationnaire. Si le compositeur le décrivit comme un mouvement dans le style d’une marche badine, de forme sonate compacte, il est assez robuste et tranche avec le deuxième mouvement, nettement plus long, Moderato. Le contraste total de tonalité (le mi bémol du premier étant le pôle opposé du la mineur du deuxième) provoque également un radical changement d’atmosphère, vers des ambiances moins agressives et plus contemplatives, plus intimes également.  La longue cadence offerte au violoncelle seul, aussi longue que le premier mouvement à elle seule, tend à la considérer comme un mouvement à part entière davantage que comme la cadence du finale, Allegro con moto, vers lequel elle assure la transition. Entre atmosphère rêveuse et chahut du rondo final, cette cadence offre à Truls Mork un moment de présence absolue. Il joue son violoncelle comme une partie de son âme, le caressant d’un archet qui sait être de la douceur infinie des rêveries d’un monde chimérique ou lointain comme de la gravité due à d’impérieuses nécessités, il peut être agressif, violent parfois, sans jamais cesser d’être musical. Mork parvient ainsi à pousser son instrument à sortir le meilleurs de lui-même, des sonorités diaphanes ou d’une puissance impressionnante, des rondeurs d’un grave poétique aux aigus grinçants d’une vie passée sous un régime totalitaire, tout y est pour dépeindre les mondes de Chostakovitch, de ses peurs à ses rêves. Il y a toujours chez Mork une écoute attentive de l’orchestre et une invitation permanente à le suivre qui donnait ici à son jeu particulièrement du cor à l’âme. On en ressort en se disant que du sage ou du fou, les songes les plus beaux sont encore ceux du musicien.
En seconde partie de concert, Susanna Mälkki nous offrit une Cinquième Symphonie en mi bémol majeur, opus 82 qui fait incontestablement date. Œuvre monumentale, elle se confond avec la première guerre mondiale, la révolution d’octobre et l’indépendance de la Finlande. Composée entre 1914 et 1919, il y a dans les trois mouvements de cette œuvre tant de choses que ce n’est assurément pas là la pièce la plus facile du compositeur. Créée en novembre 1919 sous sa direction personnelle, c’est, de ses sept symphonies, celle qui lui donna le plus de mal. Il en sortit en effet trois versions au long d’un processus créatif de plus de cinq ans. Le parcours de cette œuvre est résolument positif et elle contient une énergie concentrée et une puissance qui en font une pièce impressionnante, qui n’est pas sans rappeler le meilleurs Beethoven. Plus extravertie que la quatrième, son effectif orchestral en est également plus resserré, mais elle est sans doute encore plus complexe que sa devancière. Populaire malgré tout, c’est une œuvre difficile que Susanna Mälkki nous exposa avec la clarté de l’évidence, de celle pour qui cette œuvre est en quelque sorte la langue maternelle. Laissons les débats d’experts cherchant à déterminer si l’œuvre est en trois ou quatre mouvements, le programme du soir comme la doctrine majoritaire nous la présentant en trois mouvements.
Le premier déjà, Tempo molto moderato – Allegro moderato – Presto nous offre une complexité qui fait de cette symphonie l’exemple de la technique du compositeur à passer subrepticement d’un type de mouvement à un autre, le premier allant globalement du lent vers le rapide, le troisième à l’inverse du rapide au lent, et le mouvement central juxtaposant jusqu’à trois tempi différents en même temps. Mälkki nous donnait de ce premier mouvement finalement ce que George Benjamin en avait perçu, un mouvement qui s’invente lui-même au fur et à mesure qu’il progresse. Cette progression sous les mains sans baguette de Susanna Mälkki, se déroulait avec la logique implacable de l’autocréation, nous exposant chaque élément avec simplicité et ferveur pour nous faire comprendre et aimer une pièce difficile. Elle y réussissait souverainement, guidant d’immenses crescendos avec la conviction de celle qui sait.
Le deuxième mouvement, Andante mosso, quasi allegretto est sans doute le plus facilement déroutant, fausse détente entre deux mouvements puissants. Susanna Mälkki nous menait avec acuité de l’autre côté du miroir pour nous permettre de nous faufiler avec elle dans un idyllisme et une naïveté de façade, nous permettant de comprendre d’un geste souple et fluide toutes les complexités qu’il recèle. Commençant in medias res comme si l’on nous en avait caché le début, il peut être compris de multiples manières ou tout bonnement rester totalement incompris de l’auditeur qui en ressortira pour le moins perplexe. Susanna Mälkki nous prend par la main pour nous guider dans un pays des merveilles où nous sommes prêts à tout entendre sans nous étonner de rien, fût-ce d’un lapin en retard courant les pupitres.
Le puissant finale, Allegro molto – un pocchetino largamente – Largamente assai, nous permet de retrouver immédiatement la tonalité triomphale du premier mouvement. Il y a là une énorme machinerie qui semble ne jamais devoir s’arrêter et que Sibelius tente de contraindre par la violence, avant de la laisser en suspens, de manière totalement énigmatique. Il y a dans les six derniers accords, largement mais irrégulièrement espacés, comme autant de coups de freins tentant de terminer le mouvement mais l’on sent bien qu’il reste prêt à repartir de lui-même, emporté par sa puissance, à tout moment. Seul le dernier accord parvient enfin à l’immobiliser en retrouvant la tonique, comme une fin de film en six plans fixes.
L’on ne dira jamais assez l’impression laissée par Susanna Mälkki à la tête de l’OSR ce soir là. Outre le plaisir que l’on a à voir diriger une femme, il y a chez elle, qui dirige sans baguette, comme un musicien baroque, une souplesse, une fluidité, une musicalité qui nous emporte avec charme et simplicité au cœur de la musique. Ses mains façonnent, montrent, expliquent le matériau musical pour le rendre limpide sans lui faire perdre sa densité ni sa complexité. Remarquable dans l’explication de texte, elle maîtrise également tous les timbres de l’orchestre dont tous les pupitres sont à saluer ce soir. Elle poursuit le son dans l’image, nous donnant à voir des ciels d’aurores boréales se mirer dans de sombre lacs pour nous entraîner avec chaleur dans de vastes contrées nordiques. Sibelius avait dit un jour que seul Karajan l’avait compris. Oubliez ceci, il ne connaissait pas encore Susanna Mälkki.
20 février 2011

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