dimanche 19 avril 2015

BRAHMS, DVORÁK, ET LES PAS D'UN GÉANT DERRIÈRE EUX


Hier soir, mercredi 16 septembre 2009, la saison 2009-2010 de l’OSR s’ouvrait sur une belle affiche. Le programme proposé offrait en effet trois œuvres relativement rares au concert, la Deuxième Sérénade en la majeur, op. 16 et la Rhapsodie pour contralto, chœur d’hommes et orchestre, op. 53 de Johannes Brahms, avant la Huitième symphonie en sol majeur, op. 88 d’Antonín Dvorák, sous la direction de Marek Janowski.
L’on sait à quel point Brahms, comme ses contemporains, fut hanté par le fantôme de Beethoven en matière symphonique. La lettre que le compositeur adressa à Hermann Levi en 1872 est célèbre : « Non, je n’écrirai jamais une symphonie ! Vous ne pouvez pas avoir idée ce que c’est que d’entendre toujours les pas d’un géant derrière vous ! ». La seconde Sérénade constitue une œuvre de jeunesse, tentative sans en oser dire le nom. Si l’on n’est pas encore dans le monde symphonique avec cette œuvre, on n’est plus dans celui de la sérénade, entendue comme une œuvre de chambre jouée en plein air. L’effectif en est en effet plus élaboré, placés sur la scène hier soir en trois groupes bien distincts : violons à gauche, vents au centre, cordes graves à droite. Les cinq mouvements qui composent l’œuvre oscillent plus ou moins vers la grande symphonie vers laquelle tend sans l’oser Brahms à l’époque. Le premier mouvement, Allegro moderato sonne réellement comme celui d’une symphonie, joué comme tel par Janowski, avec un volume sonore et une densité qui sont déjà celles des œuvres à venir. On a beaucoup aimé les timbres des bois dans ce premier mouvement, notamment dans la très belle mélodie des clarinettes. Le court Scherzo exubérant était traité avec vivacité par le chef, en contraste avec l’Adagio non troppo qui le suit, plus sombre, mais moins introspectif dans la vision du chef que Brahms ne l’avait sans doute entendu en l’écrivant. Le Quasi Minuetto est confié aux vents, effectif classique de la sérénade, qui ne comprenait en principe pas de cordes. C’était le lieu d’admirer les beautés de timbre dont nos instrumentistes sont capables dans leurs meilleurs jours, une fois encore autour des clarinettes surtout, mais les cors n’étaient pas en reste, doux et tenus, sans les surenchères sonores trop fréquentes. Le Finale est assez théâtral, sans omettre quelques ambiances de chasse habituelles au genre. Une œuvre de jeunesse donc, qui contient déjà les ambitions symphoniques que Brahms finira par exprimer dans ses œuvres futures en portant ce genre à son sommet et à sa fin, sous sa forme classique.
La Rhapsodie pour contralto, chœur d’hommes et orchestre est l’une des œuvres chorales les plus abouties de Brahms, associant des voix graves d’hommes avec celle d’un contralto sur un texte sublime de Goethe, Harzreise im Winter, de 1777. C’est une œuvre franchement théâtrale, qui se distingue en ce sens des Triumphlied et Schicksalslied contemporains. Seule de ces œuvres à faire intervenir une voix soliste en complément du chœur, Brahms nous offre une forme de cantate baroque façon Sturm und Drang, nous approchant de l’opéra qu’il n’a jamais écrit. La cantatrice Anana Larsson, pour sa première invitation à l’OSR a été justement très applaudie. Sa vraie voix de contralto correspond parfaitement à cette œuvre à l’interprétation de laquelle elle donne la profondeur d’Erda, rôle qu’elle incarne idéalement sur les principales scènes lyriques ces dernières années. Il y avait une ampleur wagnérienne dans ce chant et cette œuvre :
« Aber abseits wer ist’s ?
Im Gebüsch verliert sich der Pfad.
Hinter him schlagen
Die Sträuche zusammen,
Das Gras steht wieder auf,
Die Öde verschlingt ihn »…

La voix est chaleureuse, naturellement grave et l’on sent toute la différence entre le contralto naturel et le mezzo-soprano tiré vers le grave que l’on nous propose habituellement dans ce genre d’œuvre. La présence de la tragédienne, la beauté du timbre, les qualités d’interprétation en font une interprète majeure de cette œuvre, et comme en plus ce soir là elle était particulièrement bien entourée par un orchestre à son sommet et un chœur d’hommes du Grand Théâtre d’une belle prestance, nous avons eu droit là à une interprétation marquante de cette œuvre trop rare.
Enfin, la Huitième symphonie de Dvorák terminait ce programme. L’on sait les liens qui unirent Dvorák à Brahms et les qualités que celui-ci lui trouvait. Si l’on a, dans la production du compositeur tchèque, quelques œuvres verbeuses, notamment les premières symphonies ou les premiers quatuors, il parvint par son grand talent très tôt reconnu par Brahms, à en mener les genres à des sommets, dont la Huitième Symphonie est assurément l’un des exemples les plus parlants. Cette œuvre, commandée en Angleterre après l’engouement suscité par la création de la Septième symphonie en 1885, a été créée à Prague en février 1890, sous la direction du compositeur. C’est la consécration de Dvorák en dehors de l’espace germanophone – à l’époque, Prague fait partie de l’Empire Habsbourg – jusqu’à New York en 1892, qui conduira à la célébrissime Symphonie du Nouveau Monde. Il y a dans la Huitième symphonie une liberté de ton qui est celle d’un compositeur affranchi en pleine possession de ses moyens et sûr de lui.
L’introduction assez lente nous offre des violoncelles dont on apprécie immédiatement la beauté chaleureuse du timbre, nous mène à L’allegro con brio joué avec le brio qu’il fallait, par un orchestre en place, survolté et d’une richesse d’intonations qu’on ne lui trouve que dans ses meilleures soirées. La musique traditionnelle bohème et morave occupe une place de choix dans la Huitième symphonie de Dvorák, notamment dans l’Adagio, même si les motifs traditionnels sont bousculés par une influence beethovénienne qui le touchait lui comme tous les autres musiciens de l’époque. L’Allegretto grazioso remplace le traditionnel Scherzo comme troisième mouvement et offre une valse élégante dont la mélodie emporte immédiatement l’adhésion du public. Le Finale, Allegro ma non troppo est joué quasi attaca par Janowski, qui nous entraîne dans une fanfare de trompettes menant à de multiples variations qui font de ce mouvement l’un des plus beaux du répertoire symphonique. Surtout, nous avons plaisir à entendre toute la richesse des timbres de l’OSR, qui nous rappelait qu’Ansermet en son temps consacrait parfois des répétitions entières uniquement aux timbres des instruments. C’est ce travail sur les timbres qui avait donné à l’OSR son identité sonore, avant que celle-ci ne se fonde dans la mondialisation et l’uniformisation des sonorités dont seuls quelques rares orchestres aujourd’hui parviennent à se tenir à l’écart. Hier soir, on a retrouvé une richesse trop souvent inexploitée, dans une œuvre qui les appelle particulièrement, c’est vrai, mais également dans un plaisir de jouer ensemble communicatif sous une baguette précise et dynamique. Du grand art !
Ce fut donc là la plus belle des ouvertures de saison que l’on pouvait espérer et si l’orchestre et son chef poursuivent sur un tel niveau, l’OSR est assurément cette année dans les meilleures phalanges du continent. A confirmer dès la semaine prochaine dans le deuxième concert d’abonnement de la série symphonie, dans un programme entièrement consacré à Brahms.
17 septembre 2009

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