dimanche 7 février 2016

LE PLUS GRAND SUCCES D’UNE EXISTENCE


Pour Clara Schumann, l’amour et l’œuvre de son mari se confondent constamment, écrivant quasiment toutes ses pièces pour piano pour se mains expertes. Amour et talents réciproques qui s’expriment au miroir de la vie, Clara écrivait à Robert en avril 1840 : « Personne parmi les vivants n’est doué comme tu l’es ! En même temps que mon amour, augmente aussi mon admiration ». La carrière de Clara en tant que pianiste va connaître du vivant de son mari un succès fulgurant, trop pour qu’il puisse espérer développer également une carrière de pianiste virtuose. Un partage des rôles s’imposait : à Clara le piano et le renoncement à la composition, à Robert la composition et le renoncement au piano. Celle qui avait commencé dès l’âge de neuf ans au Gewandhaus de Leipzig, donnera la création de ce concerto, composé en plusieurs étapes, d’une fantaisie initiale en œuvre complète, sous la direction de Félix Mendelssohn-Bartholdy, dans la salle de ses débuts. Si la création leipzigoise se passe bien, tel n’est pas le cas partout, Vienne trouvant l’œuvre trop moderne. Quant à Liszt, rival musical de Clara dans leurs carrières respectives de pianistes virtuoses, il la baptisa, du fait de son accompagnement très symphonique dans lequel se fond le piano, de « concerto sans piano ». Il est vrai que l’imaginaire schumannien est largement composé de références extra-musicales, littéraires, fantastiques ou poétiques, qui pouvaient échapper même à Liszt. Non seulement Schumann s’estimait-il incapable d’écrire un concerto romantique, y compris pour sa tendre Clara, mais il se refusait surtout à satisfaire ceux qu’il qualifiait de « gladiateurs du clavier », rejoignant sur ce point la critique de Clara à l’encontre de Liszt, qui goutait peu ces « pyrotechnies pianistiques » dont il se faisait le spécialiste incontesté. Aujourd’hui, ce concerto s’est imposé comme l’œuvre la plus courue, certainement la plus jouée de Schumann, en ce sens et a posteriori le plus grand succès peut-être de son existence.
Avec la seconde pièce au programme de ce soir, premier concert d’abonnement de la série « Symphonie » de l’Orchestre de la Suisse romande, le 7 octobre 2015 au Victoria Hall de Genève, la Septième Symphonie d’Anton Bruckner, en mi majeur, l’on nous donnait également un œuvre qui connut le succès dès sa création – chose rare pour les symphonies de Bruckner : « On m’a applaudi pendant un quart d’heure : c’est le plus grand succès de mon existence » clamait le compositeur dans une lettre à un ami. Il est vrai que la composition de cette symphonie se trouvait directement inspirée du succès rencontré, enfin, par la Quatrième dans sa version remaniée. Le pèlerinage de Bayreuth compta également dans la composition de cette œuvre que d’aucuns peuvent encore percevoir comme wagnérienne. Il est vrai que l’admiration que Bruckner vouait à Wagner frisait l’idolâtrie et c’est au Roi Louis II de Bavière, alors grand mécène du Maître de la Colline Verte, qu’il dédiait sa partition, dans une gradation qui le mena à dédier la suivante à l’Empereur François-Joseph, la dernière simplement à Dieu. C’est également au Gewandhaus de Leipzig que ces pages sont créées, par Arthur Nikisch. Ce rare succès dont put jouir Bruckner de son vivant ne venait pas seulement du public, mais également des critiques, l’un d’eux relevant qu’à la curiosité initiale succéda l’intérêt puis l’admiration avant un franc enthousiasme. Encore aujourd’hui, c’est sans doute la plus largement appréciée des symphonies de Bruckner.
Dans ce grand répertoire germanique, le chef Cornelius Meister est à son aise. Celui que nous avions entendu il y a peu à Salzbourg à la tête de l’Orchestre symphonique de la Radio de Vienne, dont il est le directeur artistique, donne ce soir une interprétation remarquable de ces pages, vivifiant leur caractère germanique et romantique au caractère plus latin de notre orchestre. Dans le Concerto de Schumann, il accompagne et s’accompagne d’Alexander Gavrylyuk. Ce lauréat des concours Horowitz et Rubinstein est bien sûr parfaitement à son aise dans le répertoire russe (les concertos de Rachmaninov ou Prokofiev, notamment), mais tout autant dans un répertoire plus large, qu’il sait colorer d’une large palette sonore. Son Schumann est encore jeune et il a pour cette partition quelque chose du regard de Robert pour Clara. Sa technique est incroyable et ce jeune Ukrainien est considéré comme un inquiétant extraterrestre du clavier. Ce soir, il est remarquable dans ces pages et notamment dans la cadence du premier mouvement, pleine de tension et de finesse, d’emportement et de contrôle, à la fois Eusebius et Florestan. L’OSR, sous une baguette qui sait parfaitement ce qu’il faut faire de cette partition impose un environnement symphonique de haut vol.

Dans Bruckner, Cornelius Meister aborde des pages auxquelles l’Orchestre s’est ouvert il y a peu sous la direction de Marek Janowski, alors encore son Directeur artistique, qui a dirigé un cycle de toutes les symphonies du Maître de Saint-Florian. Ce cycle au total peu mémorable car encore trop peu maîtrisé aura eu le mérite de permettre aux musiciens de se familiariser avec un compositeur rare à leur répertoire. Si les grandes pages des cinquième ou huitième, comme de la neuvième, manquaient de profondeur pour n’être pas encore suffisamment intériorisées, la partition de la Septième symphonie était de celles qui avait le moins souffert dans ce contexte. Plus accessibles que les autres au chef, à l’orchestre et au public, cette symphonie avait marqué l’une des très rares réussites d’un cycle qui devait encore être bien approfondi avant de justifier sa programmation. Le travail accompli avec Janowski a payé et cette première analyse de l’ensemble des partitions de Bruckner a manifestement rendu l’OSR plus familier de cette écriture si peu latine. La superbe direction de Cornelius Meister ne pourra pourtant servir de jalon que si l’orchestre continue de programmer régulièrement des symphonies de Bruckner, pour poursuivre le travail d’une œuvre qui n’a aucune raison de demeurer éloignée de Genève.  
10 octobre 2015.

IOLANTA



Iolanta est la fille aveugle du Roi René de Provence. Autour d’elle, chacun choisit de rester aveugle à sa situation et lui cache le monde tel qu’il est, pour éviter qu’elle ne se rende compte qu’il existe autour d’elle quelque chose qu’elle ne peut pas voir. Evidemment, le Roi cherche le médecin qui sera capable de guérir sa fille en lui rendant la vue. Afin que personne ne la voie, il la cache donc, soustrayant l’aveugle à la vue de sa cour. Le Comte de Vaudémont pourtant parviendra jusqu’à elle et en tombera follement amoureux, sans savoir qui elle est. C’est devant cet amour pur que Iolanta recouvrera la vue pour découvrir tout à la fois le visage de son époux comme de son père, qu’elle aimait jusque là sans les voir. Surtout, c’est la prise de conscience de son mal qui va lui permettre de le surmonter. Pour ne pas la démoraliser, son père lui avait en effet caché son état, qu’elle découvre en même temps qu’elle découvre un homme qui l’aime pour ce qu’elle est réellement, sans s’attarder à l’obstacle de l’infirmité. Il y a là toute une symbolique du monde et de sa représentation, et c’est de son incapacité à discerner la couleur des roses que la cécité de Iolanta est révélée à Vaudémont. Il est intéressant de noter que c’est un médecin  - on disait à l’époque un physicien et le terme est resté dans la langue anglaise notamment en ce sens, est un Maure du nom de Ibn-Hakia. En effet, la médecine arabe traditionnelle a connu une période particulièrement faste au milieu du Moyen-Âge, soit au cours de la période représentée ici sur scène, avec notamment Rhazès et Avicenne. Surtout, elle est alors à l’origine de progrès importants dans le domaine de l’ophtalmologie, d’où la présence de ce Maure à la cour de Provence, dont le Roi cherchait évidemment à s’attacher les services des meilleurs spécialistes.
Créé le 18 décembre 1892 au Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, l’opéra de Tchaïkovski l’est en même temps que son ballet Casse-Noisette. De cette histoire assez simple d’un déni collectif à la cour du Roi René de Provence, racontée par l’écrivain danois Henrik Hertz dans sa pièce La Fille du roi René, que Tchaikovski découvre presque dix ans avant la création, le compositeur en fait un rite de passage de la nuit à la lumière, du mensonge à la vérité. Le Théâtre du Bolchoï à Moscou, redonne pour sa deux cent quarantième saison les deux œuvres jouées ensemble, la Suite de Casse-Noisette servant d’ouverture au court opéra écrit en un seul acte, qui s’enchaîne sans interruption.
Le décors simple figure une maison séparée en deux en son milieu, la moitié noyée dans le noir pour représenter le monde de Iolanta, l’autre moitié en blanc dans la lumière, celui du reste de la cour. Pendant toute l’interprétation de la suite de Casse-Noisette, Iolanta est seule dans la nuit, se représentant ce monde idéal dans lequel les jouets s’animent le soir de Noël et le casse-noisette se transforme en prince. Lorsque commence l’opéra, Iolanta doit quitter ses rêves et se retrouver confrontée à la réalité d’une vie quotidienne dont elle ignore tout puis à la révélation de l’amour, de sa cécité pour finalement s’ouvrir au monde réel en recouvrant la vue.
Pour qui, ce soir de première du 28 octobre 2015, entre pour la première fois dans la salle du Théâtre Bolchoï de Moscou, dans cette salle qui, après un immense chantier de réfection retrouve tout son lustre d’antan y compris dans la loge impériale surmontée fièrement de la couronne des Romanov, les ors recouvrent tout d’un éclat joint à la pourpre. Des nombreuses fois précédentes où je venais à Mosou, je n’avais encore jamais saisi l’opportunité d’une soirée à l’opéra, car je ne souhaitais pas y voir autre chose en ces lieux qu’une œuvre russe idéalement l’une des grandes fresques historiques que peuvent être soit Le Prince Igor de Borodine, soit, évidemment, Boris Godounov, de Moussorgsky. Pour faire la fine bouche avec Tchaïkovski, Eugène Onéguine ou une Dame de Pique nous eût davantage emballé. Néanmoins, il y a toujours dans la musique russe jouée par des russes, quelque chose d’impossible à entendre ailleurs. Même si la musique de Tchaïkovski a beaucoup appris de sa confrontation au monde musical germanique, viennois en particulier, il lui demeure un caractère, un je-ne-sais-quoi qui forme les couleurs d’une histoire musicale nationale. Chacun ce soir et en ces lieux s’exprime dans sa langue maternelle et cela donne au tout une fluidité et une authenticité que l’on ne trouverait évidemment pas ailleurs. Il va de soi que l’on peut partout et fort bien jouer la musique de Tchaïkovski comme de n’importe quel autre compositeur, mais il n’en demeure pas moins que dans son écrin d’origine, elle prend des couleurs particulières.
Sous la direction sans génie mais issue de la plus pure école russe (avec néanmoins un passage comme obligé par Salzbourg) d’Anton Grishanin, la mise en scène très simple de Sergey Zhenovach évite tous les pièges et donne à voir avec simplicité une action à laquelle il ne cherche pas à ajouter une quelconque dimension métaphysique. Ekaterina Morozova incarne Iolanta dans la grande tradition du chant russe. Le Roi René de Provence est incarné par la basse Vyacheslav Pochapsky, le baryton IIgor Golovatnko incarne le Duke Robert de Bourgogne, le ténor Oleg Dolgov prenant le rôle du Comte de Vaudémont. La nurse de Iolanta, Marta, est interprétée par le chaud contralto d’Evgenia Segenyuk, le médecin maure par le baryton Elchin Azizov. Qu’importe alors que ce soir de première ne soit sans doute pas celui qui marquera l’histoire de ces lieux, le fait d’être pour la première fois dans cette salle est en soi une forme d’événement, dont le souvenir restera attaché à la jolie histoire d’une princesse qui recouvre la vue dans la très belle musique de Tchaïkovski.
30 octobre 2015.