mardi 15 décembre 2015

LA NAISSANCE DE L’AVANT-GARDE DANS L’ESPRIT DE LA MUSIQUE POPULAIRE


Béla Bartók et Gustav Mahler ont des vies qui se chevauchent en partie. A la naissance de Bartók, en 1881, Mahler a déjà vingt-et-un ans ; à sa mort, en 1911, Bartók a atteint la trentaine et est en pleine force créatrice. Tous deux trouvent leurs racines dans cette Europe centrale si riche de traditions musicales, dont Bartók, avec son ami Zoltan Kodaly, parcourra assidument les territoires aujourd’hui hongrois, roumain, ukrainien, serbe ou slovaque, en notant scrupuleusement tous les rythmes et mélodies rencontrés de villages en villages. Il en tirera un métissage très riche présent dans toute son œuvre. Venant de la même région, Ivan Fischer et son Orchestre du Festival de Budapest, fondé il y a trente ans, parlent la même langue musicale. En donnant, le 2 août 2015, dans le Grosses Festspielhaus du Festival de Salzbourg les Images hongroises pour orchestre, Sz97 (BB103), puis le Troisième Concerto pour piano et orchestre, Sz119, avec Yefim Bronfman, de Bartók, avant la Quatrième Symphonie de Gustav Mahler avec Miah Persson, le chef offre le monde qu’il connaît le mieux, le plus intimement.
Cette année 1931 durant laquelle Bartók compose les Images hongroises voit également la publication de nombreux articles sur la musique folklorique en Hongrie et dans différents pays européens. C’est également cette année-là que la Société hongroise d’ethnographie élit le compositeur comme membre honoraire, ce qui lui donne l’opportunité de prononcer une conférence sur le titre : Musique tsigane ? Musique hongroise ? Il multiplie alors les transcriptions pour piano de ses pièces et puise dans divers recueils antérieurs le remploi des matériaux à ses Images hongroises. Les deux premières, Soirée chez les Sicules et la Danse de l’Ours, proviennent des Dix pièces faciles de 1908. Mélodie, le mouvement central, du deuxième des Quatre Nénies. Un peu gris est la deuxième des Burlesques et la dernière pièce, la Danse des porchers d’Ürög, est empruntée au volume hongrois de Pour les enfants. L’orchestration de ces pages leur donne une saveur nouvelle, surtout la première, dont le caractère se trouve ainsi souligné, entre une complainte transylvanienne (tempo rubato) et les airs de flûte paysans sur un vif tempo giusto, que l’orchestre passe à la grande flûte puis à la flûte piccolo. Avec la Danse de l’Ours, le grotesque fait son apparition dans une orchestration très imaginative où cors, tuba et percussions prennent le devant de la scène. La Mélodie centrale est  d’une mélancolie poignante sur une mélopée pentatonique qui n’est pas sans rappeler la sixième porte du Château de Barbe-Bleue, ce lac de larmes, ni préfigurer par ailleurs l’élégie du Concerto pour orchestre. C’est le cœur d’un schéma typique chez Bartók, en cinq mouvements organisés de manière symétrique autour d’un noyau central. Le quatrième mouvement répond ainsi à la sauvage Danse de l’Ours par un scherzo piquant, Un peu gris, dont l’orchestration donne au Burlesque dont il est issu un tour parodique grâce à l’inventivité de l’écriture des cordes. Enfin cette Danse des porchers d’Ürög présente un hoquet médiéval à la clarinette avec un accompagnement rustique sur une orchestration de plus en plus fournie jusqu’à la fin de l’œuvre. C’est à Budapest justement que cette œuvre a été créée, partiellement, sans le quatrième mouvement, le 25 janvier 1932, et à Budapest également qu’interviendra la première audition complète, le 26 novembre 1934. Dans une lettre du 15 août 1931, Bartók écrit au sujet de ces pièces : « Cela forme à présent une petite suite orchestrale, que j’ai composée pour des raisons d’argent : étant donné que c’est une musique plaisante, pas très difficile à jouer et qu’elle émane d’un compositeur ‘connu’, elle sera certainement jouée abondamment, à la radio etc. Enfin, nous verrons bien » (cité par Claire Delamarche, Béla Bartók, Fayard, 2012, p. 649).
Avec le Troisième concerto pour piano, l’on se situe à la toute fin de la vie créatrice du compositeur, alors exilé aux États-Unis. Les trois concertos pour piano de Bartók ont des personnalités bien marquées. Le premier, au piano très percussif, adopte un langage rythmique et dissonant assez ardu. Le deuxième tente de séduire davantage le public, offrant une structure symétrique en arche et des fanfares éclatantes, il est d’une grande vitalité et emporte un pouvoir expressif extraordinaire. Le troisième n’a plus cette modernité, la partie soliste y est moins éprouvante que dans les deux premiers et le piano s’y fait plus mélodique, nettement moins percussif ; enfin, la structure est classique dans ses trois mouvements. Presque mozartien dans son premier mouvement, la forme sonate y est limpide. Le mouvement lent central ne semble pas touché, comme c’est pourtant souvent le cas chez Bartók, par les angoisses du mouvement précédent. Très simple, il peut être rapproché du mouvement central du Concerto en Sol de Maurice Ravel, même si Bartók s’y tourne davantage vers Bach et Beethoven que Mozart. Ainsi, les commentateurs rapprochent le premier élément du troisième mouvement du quinzième Quatuor à cordes de Beethoven, opus 132, mais Bartók y donne aussi la parole à la nature, par un chant d’oiseau noté au cours de l’été 1944 avec une méticulosité qu’on lui connaît bien dans ses notations de chants populaire, mais qui n’est pas sans rappeler la démarche que Messiaen tournera plus systématiquement vers les oiseaux. Ce chant, titré « séparation en paix » forme un chant d’adieu. Claire Delamarche note : « que signifie pour Bartók ce chant d’adieu confié à un oiseau ? Se sachant condamné à brève échéance, cherche-t-il une dernière fois le réconfort auprès de la nature aimée ? Le ‘religioso’, comme la divinité beethovénienne invoquée précédemment, forment-ils l’ultime expression du panthéisme bartókien ? Car dans cette peinture de la nature, il ne s’agit plus des bruissements étranges et angoissants de la nuit qu’avaient traduits tant de mouvements lents, mais plutôt de l’éveil d’une nature exubérante par quelque matin de printemps ensoleillé » (op. cit., pp. 887-888). Enfin, le concerto se termine sur un Allegro vivace plein de verve et d’esprit, qui ne laisse pas penser que le compositeur vivait ses dernières heures. L’on y retrouve une percussion plus présente dans cette forme de rondo. Ce ne sont plus des réminiscences de chants populaires auxquelles Bartók nous confronte, mais un retour à Bach, dans une parfaite maîtrise contrapuntique. Comment deviner que l’auteur de ces pages y laissait ses dernières forces, qui l’abandonnèrent avant qu’il ne parvînt à les terminer ? Dix-sept mesures restaient à orchestrer à sa mort. L’œuvre ne sera pas créée par son épouse Dita, qui longtemps refusa de jouer ses pages qui lui rappelaient la mort de son époux, mais par György Sandor et Eugène Ormandy, à Philadelphie, le 8 février 1946. Le 26 septembre 1047, Janos Ferencsic présentera l’œuvre à Budapest.
La Quatrième symphonie de Gustav Mahler, composée en 1900-1901, ne cesse d’étonner dans la création de ce compositeur, dont c’est le seul ouvrage qui respire de bout en bout le bonheur et la joie de vivre, sans comporter de marches funèbres que l’on retrouve autrement dans toutes ces œuvres. Bien que née dans une période de mauvaise santé et d’angoisse face à sa force créatrice, le caractère de ces pages a toujours été mal compris et cette symphonie a été, du vivant du compositeur, la plus décriée de ses œuvres. Attendait-on de nouvelles pages titanesques, aux dimensions sidérales, après les trois premières symphonies, au point de ne rien comprendre à ce style soudain naïf, humoristique, trop simple au point de sembler au public d’alors superficiel. Mahler avait néanmoins conscience d’y avoir atteint un stade plus avancé de sa création, lequel n’a rien à voir avec la régression néo-classique que les critiques de l’époque ont voulu entendre. Concision des mouvements mais richesse d’invention et, finalement, audaces bien plus grandes, Mahler ne cesse de varier, d’inverser, d’augmenter, de combiner les motifs originaux, de les transférer d’un thème à un autre. Quand arrive le lied final, si frais et pur, d’une si grande richesse d’invention mélodique, une seule conclusion s’impose sur cette musique : « Elle nous apprend aussi que les âmes tourmentées et divisées comme celle de Mahler, que les êtres qui, comme lui, ont voulu assumer pleinement dans leur vie et dans leur art les frustrations, les crève-cœurs, les tragédies de la condition humaine, ainsi que ses doutes, ses incertitudes et ses ambiguïtés, peuvent aussi prétendre à pénétrer dans le Royaume du Ciel. Qu’importe si ce paradis, ‘dépeint sous les traits d’un anthropomorphisme paysan’, paraît ici trop concret, trop rassurant pour que l’on y croie totalement » (Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, t. 1, Fayard, 1979, pp. 1066-1067).
Face à de telles œuvres, que l’essai de Mark Schulze Steinen, dans le programme du soir, place à la naissance d’une avant-garde sortie de l’esprit de la musique populaire, la performance de l’orchestre et des musiciens est en tout point remarquable. Le chef Ivan Fischer a, depuis trente ans, inscrit son orchestre au sommet des phalanges européennes au moins et les enregistrements qu’il donne régulièrement des symphonies de Mahler sont le plus souvent fort bien reçues. Dans la Quatrième, au disque comme ce soir, il est à l’aise dans ce qu’il présente comme une charmante vision du Paradis, s’intéresse, dans une approche chambriste, tant à l’abîme qui menace de s’ouvrir sous sa baguette qu’au calme apparent de sa surface, refusant de déployer d’importants volumes sonores. Il propose ainsi une combinaison d’excitation naïve face à une menace indéfinissable, qu’il soutient tout au long des trois premiers mouvements, vers la vision finale d’un paradis froidement exprimé, Miah Persson s’y montrant drôle, sauvage et insupportablement triste. Dans Bartók, il parle sa langue maternelle, celle de cette Europe centrale au carrefour des cultures sans cesse sillonnées par les compositeurs, et trouve dans la clarté du jeu et du son les fondements de mélodies originales dans les Images hongroises. Le jeu de Yefim Bronfman est fait de couleurs délicates dans le concerto, avant que le finale de la septième sonate de Prokofiev, donné en bis, ne plonge plus profondément vers des plaques tectoniques qui s’entrechoquent. Dans la plus classique des symphonies romantiques – selon l’expression de Mark Schulze Steinen, Miah Persson s’avance lentement à travers les rangs de l’orchestre dès la fin du troisième mouvement, Ruhevoll (Poco Adagio) pour ne pas interrompre l’enchaînement vers le Finale et la vie céleste qu’il recèle dans sa voix pour terminer cette grande soirée :
« Wir geniessen die himmlischen Freunde,
Drum tun wir das Irdische meiden,
Kein weltlich Getümmel
Hört man nicht im Himmel,
Lebt alles in sanftester Ruh…

5 août 2015


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