dimanche 12 juillet 2015

LE RESTE EST D’UN MARBRE QUI SE MEUT ET RESPIRE


Edward Rushton est un compositeur britannique, né en 1972, établi à Zurich, à qui les concerts Migros ont passé commande d’une œuvre pour leur soixante-sixième saison. I nearly went there est présentée dans le programme de la soirée comme une réflexion sur la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler, qui  composera la seconde partie du concert du London Symphony Orchestra, sous la baguette de Daniel Harding, en ce 30 mai 2015 au Victoria Hall de Genève. Le compositeur y déclare être fasciné par la clarté du regard de Mahler et la transparence de sa sonorité orchestrale, qui lui permet d’observer à la loupte tous les événements. Le point de départ du compositeur serait, esquissé dans le sens d’une hypothèse de travail, cette fameuse anecdote selon laquelle Mahler aurait réduit les excès de percussions dans la Cinquième Symphonie à la demande d’Alma, qu’il venait d’épouser. Ne serait-ce pas là un défi attractif que de rétablir cet excès de percussions (pour autant qu’il ait jamais existé), en quelque sorte comme action de sauvetage de l’art victime de compromis conjugaux ? Telle serait le point de départ de la réflexion du compositeur, qui aurait ensuite relégué cette idée au second rang, la question de savoir si une œuvre nécessite ou non l’apport de percussions n’étant finalement selon lui pas décisive. « Au lieu de quoi, la recherche d’une sonorité orchestrale chargée d’intensité psychologique m’a mené, dit-il, vers une autre particularité – plus importante à mon sens – de la Cinquième Symphonie de Mahler : le manque de clarté tonale, symbolisé par les tonalités de départ et d’arrivée, soit ut dièse mineur et ré majeur ». Le programme de la soirée analyse que, du point de vue des contemporains de Mahler, il eut été difficile de faire abstraction d’une tonalité principale et que, même avec le recul d’un siècle depuis la création d’une œuvre qui s’est largement inscrite au répertoire et demeure l’une des plus jouées du compositeur, il demeure malaisé de percevoir l’unité symphonique de ces cinq mouvements très différents, sinon divergents. Ainsi, Edward Rushton se serait situé à ce point précis de la tension accumulée entre les tonalité de début et de fin de la partition de Mahler, tristesse de la marche initiale d’une part, joie du rondo final à l’opposé. I nearly went there poursuivrait dès lors un but de compression et de simultanéité, pour répondre à la question de savoir ce qui serait réalisable dans l’espace du demi-ton séparant le do dièse mineur du ré majeur. « Tout comme chez Mahler, explique-t-il, une phase de détente, une zone de calme émotionnelle (sic – j’aurais personnellement laissé l’émotionnel au calme plutôt qu’à la zone) est aussi chose possible. En fin de compte, ce sont les puissances divergentes qui pennent le dessus ». Le programme du soir conclut la présentation de cette création sur ces derniers mots du compositeur : « Cette musique n’a rien d’un réconfort, malgré le passage du mineur au majeur, malgré la dissolution de la tonalité initiale de do dièse dans celle de ré. C’est de cet état précaire que parle I nearly went there ».
Sur sa page Facebook[1], le compositeur met en exergue ce qu’il présente comme « One reviewer understood my piece! », en lien avec une critique de Colin Anderson parue sur www.classicalsource.com. Le critique y mentionne ainsi que la pièce de Rushton serait son impression de l’impression qu’Alma ressenti à la création de la Cinquième Symphonie de Mahler. Colin Anderson poursuit en ces termes : « Maybe what follows will raise a Rushton eyebrow in terms of my reaction, although he should be immediately consoled that I liked it hugely. The ten-minute I nearly went, there opens in brazen and gaudy style, the rhythms gawky, the pace wild, the music full of exciting incident, not least for bassoons in their highest register. It’s something of a cartoon-strip (I thought of Shostakovich’s opera The Nose and, later, Erik Satie’s Parade). If I say ‘bizarre’ it is meant as praise, so too the satisfying complexity that reminds of Berg. The music has plenty of everything (not just the afore-mentioned references), and also the capability to beguile and be enigmatic, and is handled in a highly individual and virtuoso way. In short, in this incisive and pulsating account, I nearly went, there made a terrific impression. Sadly it wasn’t recorded, but I really want to hear it again »[2].
Pour mieux cerner le compositeur et son œuvre, restons sur sa page pour faire mention de ce qu’il qualifie de « Hilarious review of premiere of recent piece "I nearly went, there" », en lien avec la critique d’Irène Hubschmid, qui eut, sans doute avec les meilleurs intentions, le toupet de s’exprimer en ces quelques lignes : « Der Auftakt von Edward Rushtons Uraufführung war gewaltig, furios, keineswegs harmoniereich. Das zahlenmässig grosse, im Jahre 1904 gegründete sehr routinierte Orchester spielte fulminant. Der begeisternd auf die Konzertbühne springende Edward Rushton zeigte sich zufrieden mit der Interpretation seiner zeitgenössischen melodielosen Komposition, man hörte keine Klangharmonien. Er liess sich von Mahler inspirieren. Nur hat es bei Mahler eben Harmonien »[3].
Qu’il est confortable de venir après les déclarations publiques du compositeur, qui éclaire ce qu’il convient de penser de son œuvre selon lui, distribuant les bons et mauvais points aux commentateurs. Certes, les conflits entre compositeurs et les critiques ne sont pas nouveaux et ce que disait Eduard Hanslick de la musique de Gustav Mahler peut aussi aujourd’hui, passer pour hilarant, sinon ridicule parfois, quoique… Chacun a évidemment sa perception d’une œuvre, laquelle peut évoluer avec le temps et les interprétations auxquelles il peut être confronté. Si l’on peut aujourd'hui se targuer d’avoir un avis autorisé sur la Cinquième Symphonie de Mahler, grâce aux multiples commentaires en tout genre qui accompagnent l’œuvre depuis sa création en 1905, la confrontation à la création désarme par la nouveauté. Exprimer un jugement définitif à la première écoute, surtout lorsque celle-ci ne s’accompagne pas d’une analyse de la partition (pour ceux qui seraient en mesure de mener pareille analyse), c’est se hasarder dans l’inconnu. Il n’en demeure pas moins que, c’est l’évidence même, celui qui compose l’œuvre n’en aura jamais la même perception que celui qui la joue ou que celui qui l’écoute. L’œuvre d’Edward Rushton, en ce qu’elle porte sur sa perception d’un élément central de la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler, sert en toute hypothèse d’introduction intelligente et permet de rappeler le caractère novateur un peu émoussé d’une œuvre qui s’est inscrite au répertoire, un peu plus de cent dix ans après sa création.
Cette Cinquième Symphonie de Mahler qui suivait, après le bel mais un peu sage intermède que constituait le Concerto pour violon et orchestre en mi mineur, opus 64, de Felix Mendelssohn Bartholdy sous l’archet très propre de Janine Jansen, venait comme la pièce de résistance de la soirée. La direction de Daniel Harding y était très attendue et a été très applaudie. Elle ne se tourne jamais vers les excès que peut appeler cette partition ni ne cherche à résoudre d'éventuels conflits conjugaux. Le premier mouvement, Trauermarsch, est ainsi noté In gemessenem Schritt. Streng, wie ein Kondukt et Harding y trouve toute la mesure propre à apporter à ce cortège funèbre la tenue qui convient. Dans le deuxième mouvement, Stürmisch bewegt, avant la mention très explicite Mit grösster Vehemenz, Daniel Harding contrôle les éléments, ne lâche pas la bride à une véhémence que certains auraient souhaité entendre, trouvant dans la direction du chef une battue ici trop lente et manquant de ce mouvement tempétueux que la partition appelle. Il y avait cependant dans la retenue choisie nul refus de la véhémence mouvementée de ces pages ni même, à les entendre couver sous la cendre, la volonté d’en contenir les éruptions les plus dévastatrices, mais l'expression d'une profonde musicalité dans une interprétation dont les accents ne sont pas sans rappeler ceux d'un Ivan Fischer à Budapest. La baguette polit finement le marbre resplendissant des pages mahlériennes, matière rare, lourde, fragile et précieuse que seuls les meilleurs maîtres savent travailler.  L’Adagietto nous emmenait mourir à Venise et trouvait une quiétude plus grande encore à succéder à la véhémence contrôlée offerte par le chef. Le Rondo-Finale – Allegro giocoso terminait la soirée sur une note qui retrouvait une joie contenue, que Daniel Harding, trop conscient de cet état précaire d’un monde peint par Gustav Mahler, ne pouvait laisser sépancher totalement. La parfaite maîtrise qu’il offre de la partition comme la clarté de son analyse portent la sonorité orchestrale à une grande transparence et nous ramènent à une chanson de Pétrarque dans laquelle Amour le conduit entre de beaux et cruels bras, qui le torturent sans raison, son martyre redoublant s’il s’en plaint. C’est, entre la tristesse de la marche funèbre initiale et la joie du Rondo final, tout un monde d’amour qui peut exister dans l’espace d’un demi-ton, de Pétrarque pour Laure ou de Gustav pour Alma, et la beauté de la direction de Daniel Harding nous permet de conclure en persistant dans nos espérances : « je ne puis rien emporter par mon génie du beau diamant dont est formé son cœur si dur ; le reste est d’un marbre qui se meut et respire ».
7 juin 2015

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