dimanche 31 août 2014

UNE COMEDIE VIENNOISE


Der Rosenkavalier de Richard Strauss est sans doute le plus viennois des opéras, par son sujet comme par son ambiance, par son humour surtout et ses emprunts au dialecte viennois, sinon même à son argot. Parmi les principales constantes des conflits inhérents à la condition humaine, que George Steiner retenait au nombre de cinq, figurent les affrontements des hommes et des femmes, de la vieillesse et de la jeunesse, de la société et de l’individu, des vivants et des morts, des hommes et des dieux. De tels conflits ne sont pas négociables, dans la mesure où chacun se définit dans le processus conflictuel en définissant l’autre. Revenir à soi, voyage primordial, c’est se heurter à l’autre. Ici se sont les pôles opposés de la vieillesse et de la jeunesse qui sont mis en scène avec finesse par Richard Strauss et Hugo von Hoffmansthal  dans une histoire de femmes. L’on pourrait hésiter à dire une histoire de femmes ou un l’histoire d’une femme, mais cette deuxième proposition mettrait trop en avant la Maréchale au détriment de Sophie, envers laquelle l’on nous montre une vraie passation de pouvoir, un passage de flambeau, qui se fait en toute dignité, non sans quelque tristesse rentrée sans doute.
La vieillesse de la Maréchale n’est que toute relative mais la jeunesse de Sophie bien réelle, que l’on peut envisager, dans les mœurs de l’époque, aisément comme une jeune fille de seize ou dix-sept ans. Qu’elle soit trentenaire ou déjà quinquagénaire, peu importe, Marie-Thérèse est reléguée dans une autre génération. Elle le sait et n’en est pas dupe. Son réveil dans les bras de son jeune amant, dès le début de l’opéra, la montre lucide sur le fait qu’un jour il la quittera pour une autre, pour se marier et faire sa vie avec une femme plus jeune qu’elle. Il a beau s’en défendre avec l’aplomb du jeune amant débutant, il s’en rendra néanmoins rapidement compte. Subjugué par Sophie dans le deuxième acte, la prise de conscience vient au troisième au plus tard. Son coiffeur ensuite, à qui elle reprochera d’avoir fait d’elle ce jour là une vieille femme encourt moins de reproche que de résignation.
Ce conflit de femmes et de génération, dans son caractère inhérent à la condition humaine, aurait pu mal se passer et tourner à la tragédie où chacun (c’est fréquent à l’opéra) finit par mourir sur le cadavre de l’autre. La Vienne de l’Impératrice Marie-Thérèse ne possédait pas de quoi, cependant, offrir un cadre adéquat à une dimension tragique. Eduquée, en pleines Lumières, radieuse et à une certaine apogée, cette Vienne là convenait mieux aux passations plus classiques, la renonciation de la Maréchale lui offrant la grandeur de revenir sans heurt à ce qu’elle n’avait jamais cessé d’être, de n’être plus à nouveau que l’épouse de son mari avant peut-être de redevenir la femme d’un autre amant. Cette lucidité des personnages par rapport à eux-mêmes dans le jeu mêlé des relations humaines toujours compliquées lorsqu’elles se teintent d’amour et de sexe, est d’un classicisme absolu mais nullement ennuyeux, suranné certes, mais dont notre époque ferait bien de reprendre quelques éléments pour retrouver une forme d’éducation.
La musique avant tout sert la comédie comme rarement à l’opéra. Sans doute seul Mozart, avant Strauss, n’a offert une telle maîtrise de toutes les dimensions théâtrales d’une œuvre. Il est vrai que le duo que forment Strauss et Hoffmansthal est d’un rare niveau de symbiose, permettant les réussites que l’on sait. Le texte du Rosenkavalier est finement ciselé, musical en lui-même, jouant sur les manières, offrant à la Maréchale la noblesse qui est la sienne, à Sophie l’éducation que l’on attendait d’elle, à Octavian la fougue de son état, à Ochs la grossièreté qui va brouiller les cartes et redistribuer le jeu.
La Maréchale de Krassimira Stoyanova, pour sa prise de rôle, était superbe. Elle en a la voix, le port et la contenance, elle se range avec le plus grand naturel auprès de celles qui ont marqué le rôle sur cette scène. Il n’y a pas dans son incarnation toutes les préciosités qu’y mettait Elisabeth Schwartzkopf, nous montrant une femme rompue à l’étiquette pointilleuse de la Hofburg à cette époque. L’on y retrouve davantage la femme (sans abandon pourtant) que la Maréchale, ce qui est judicieux car le livret ne quitte finalement pas la sphère privée de l’héroïne.
Elle cède la place à la jeune Sophie de Mojca Erdmann, d’un très beau timbre, offrant l’âge et le physique du rôle, mais manquant singulièrement de projection pour remplir la grande salle du Grosses Festspielhaus. Il faut tendre l’oreille pour la percevoir et son manque de format adéquat plombe son acte II, moins le III, où l’intimité de la scène finale lui permet de mieux s’exprimer.
A ne saluer que les Maréchales historiques dans cette œuvre, l’on en oublie que le rôle titre et le rôle principal revient à Octavian, qui est d’ailleurs venu saluer en dernier ce soir de première. C’est un rôle travesti typique, auquel on ajoute un travestissement supplémentaire dans la dramaturgie très bien pensée de l’œuvre. C’est en fait une femme, qui se fait passer pour un homme, qui se fait passer pour une femme. Blake Edwards saura s’en souvenir dans Victor, Victoria. Sophie Koch y excelle, elle habite le rôle dans toutes ses dimensions, en possède la voix et les moyens pour le présenter sur cette scène qui y a vu Jarmila Novotna, Lisa Della Casa, Christa Ludwig ou Sena Jurinac, ce qui n’est pas rien ! Amant tendre et fougueux au premier acte, elle n’hésite pas à se saisir de ce qu’elle peut pour ne pas exposer la Maréchale surprise par la visite du Baron Ochs, avant de s’amuser des avances de celui-ci qui la croit réellement femme de chambre. Fort digne au deuxième acte dans sa présentation de la rose d’argent à la famille Faninal, elle s’enflamme pour Sophie, se fâche avec la maladresse de son rang et de son âge face à Ochs, construit rapidement la comédie du troisième acte, dans lequel elle manœuvre habilement le pauvre baron, le prenant à sa grossièreté. Le digne retrait de la Maréchale lui permet de conclure en beauté avec Sophie et de justifier pleinement leur union. Elle est le pivot de l’action, le point central autour duquel elle fait tourner tant la Maréchale que Sophie.

Le Baron Ochs auf Lerchenau de Günther Groissböck nous a laissé un brin dubitatif. Trop jeune, trop mince, trop élégant pour incarner a priori le rustre qu’il doit être, la voix manque également d’ampleur et de projection au premier acte surtout, se développe au deuxième, semblant se réserver pour la suite, où il triomphe effectivement au dernier. Il n’a donc que ses manières pour provoquer le rejet de Sophie. Cela ressort essentiellement des parties qui lui sont réservées et le texte comme la musique qui constituent son personnage devraient se suffire à eux-mêmes. Sur scène, il n’en est pas moins réduit à surjouer ce côté goujat pour le rendre palpable et même là, il en fait à la fois trop et pas assez. Trop pour ne pas sembler décalé par rapport aux autres, pas assez pour marquer réellement le coup. Il garde en effet une certaine noblesse (petite et de province, mais sans doute ancienne), que lui rappelle la Maréchale à l’acte III et à laquelle il ne déroge finalement pas. Il n’aurait pas suffit au rejet de Sophie, si celle-ci n’avait pas été dans le même temps confrontée à la découverte d’Octavian.
Les autres ne faisaient que tourner dans un tourbillon de rôles secondaires qui donnent à cet opéra une vie incroyable et sans doute unique. Le Faninal d’Adrian Eröd manquait de charisme. Les intrigants Annina, Wiebke Lehmkuhl, et Valzacchi, Rudolf Schasching, sont parfaits. Le chanteur de Stefan Pop est un fat qui tente de briller dans les salons que sa voix ne lui ouvriraient pas sans les recommandations dont il dispose. Le commissaire de Tobias Kehrer est excellent, le majordome des Faninal, Martin Pskorski, trop jeune mais très belle voix, issu du remarquable programme tourné vers les jeunes du Festival, le Youg Singers Project.
Monter Der Rosenkavalier à Salzbourg constitue toujours un défi. Donné quasiment chaque année entre 1929 et 1964, il y a vu se succéder les meilleurs baguettes straussiennes, dont Clemens Krauss (1929 à 1934, puis 1953), Karl Böhm (1938-1939, 1961 et 1969) et Karajan (1960, 1963 et 1964), et d’autres légendaires, telles que Josef Krips (1935), Hans Knappertsbusch (1937, 1941), Hans Swarowsky (1946) et surtout George Szelle (1949). Les productions de Lothar Wallenstein (1929-1938 et 1949), ou Rudolf Hartmann (1960-1964), ont marqué durablement les esprit, ce d’autant plus que c’est par cette dernière production que Karajan choisit d’inaugurer le Grosses Festspielhaus en 1960, alignant sur scène Elisabeth Schwartzkopf et Lisa Della Casa, Otto Edelmann, Sena Jurinac, Erich Kunz et Alfred Poell, Hilde Güden et Anneliese Rothenberger. Déjà la nouvelle production de 1969, confiée à Karl Böhm et au même Rudolf Hartmann semble avoir été accueillie avec quelques critiques et déceptions, malgré la Maréchale de Christa Ludwig, l’Octavian de Tatyana Troyanos, le Baron de Theo Adam et la Sophie d’Edith Mathis. Dans le disque qui en subsiste, l’on y entend néanmoins avec le recul l’une des plus belles versions de la pièce. Il fallut attendre dix ans pour remonter l’œuvre en ces lieux ensuite, avec la production dirigée par Christophe von Dohnanyi en 1978-1979 (Gundula Janowitz, Kurt Moll, Yvonne Minton, Lucia Popp tout de même), puis un retour de Karajan en 1983-1984 avec Anna Tomowa Sintow, avant de nouvelles pauses de dix ans, la production de 1995 dirigée par Lorin Maazel n’ayant guère marqué les esprits, pas plus d’ailleurs que celle de 2004 par Semyon Bychkov (déjà y débutait Sophie Koch en Octavian). A maintenir ce rythme d’une production tous les dix ans environ, l’on sent que l’attente du public est importante. La première de ce 1er août 2014 faisait donc figure d’événement particulier, avec toutes les mondanités et le cortège des voitures et des chauffeurs qui les accompagnent. On y trouve, immuables, les Salzbourgeois en costumes traditionnel, martelant fièrement que le Tracht est élégant en toutes circonstances, les Japonais en kimono de cérémonie, les autres en smoking et robes du soir de goûts divers (et parfois hasardeux mais passons….). Un certain cérémonial existe encore et c’est sans doute le seul endroit où l’on voit des curieux s’assembler pour venir voir des gens qui vont au spectacle.
Le défi lancé à Harry Kupfer pour cette nouvelle mise en scène était imposant. Il l’a relevé avec passion et une grande intelligence. D’immenses photographies de bâtiments de la Vienne impériale servent de décors de fond, comme de larges avenues ou des forêts, des prairies. C’est lumineux, cela donne de l’espace, du volume et une grande efficacité à la dramaturgie. Les lumières de Jürgen Hoffmann sont remarquables et les costumes de Yan Tax simplement mais essentiellement justes. D’immenses éléments de mobilier signifient le palais de la Maréchale. La grandeur de la porte, du miroir et du lit habillent la scène et forment la chambre ou les salons du palais Werdenberg ou de celui des Faninal. Un mobilier finement choisi, quelques fleurs donnent l’élégance qui convient. Classique certes, mais pas rétrograde et sans conservatisme, la pièce se lit avec plaisir et c’est superbe dès le lever de rideau. Le troisième acte offre le cadre du Prater avant de libérer des axes de verdure magnifiques. Une grande réussite.
La direction musicale avait été initialement confiée à Zubin Mehta, lequel n’avait encore jamais dirigé cette œuvre avant d’être sollicité pour cette occasion. Il y a renoncé cependant au début de l’année et c’est Franz Welser-Möst qui a repris le projet. Celui qui est un chef autrichien et depuis quatre ans le directeur général de l’Opéra de Vienne ne peut que parfaitement connaître son Strauss et notamment ce Rosenkavalier. La direction est sensible, parfaite, viennoise comme il convient et les Wiener Philarmoniker méritent, comme souvent, tous les superlatifs. Cette musique, cet esprit, cette culture, tout est pour eux d’un naturel qui coule dans le sang de chacun et cela s’entend à chaque mesure. Une magnifique production qui marquera davantage que les précédentes sans doute, au rang des historiques peut-être, et dont la reprise ces prochaines années serait bienvenue.
3 août 2014.







mercredi 13 août 2014

NOTTURNO


Thomas Hampson a récemment publié un album de Lieder de Richard Strauss, intitulé Notturno, du titre de l’opus 44/1 du compositeur, un ample Lied à l’accompagnement de piano et de violon, rarement donné. Il reprenait ce 31 juillet 2014, à la Haus für Mozart de Salzbourg, le même programme, avec les mêmes accompagnateurs, Wolfram Rieger au piano et Yamei Yu au violon.
Un programme composé entièrement de Lieder de Richard Strauss s’imposait naturellement en cette année de cent cinquantième anniversaire de la naissance du fondateur du Festival. Ouvrant son programme sur un texte tiré de Des Knaben Wunderhorn qui a également largement inspiré Gustav Mahler, Himmelsboten, opus 32/5, parle à Lune dont la lumière se cache dans la nuit, évoquant les figures de Phébus et de Lucifer. L’invitation secrète à l’ivresse partagée, Heimliche Aufforderung, opus 27/3, sur un texte de John Henry Mackay, souligne le souhait de quitter les convives pour se retrouver dans un jardin de roses : « Und wandle hinaus in den Garten zum Rosenstrauch/ Dort will ich dich dann erwarten nach altem Brauch/ Und will an die Brust dir sinken, eh du’s gehofft, / Und deine Küsse trinken wie ehmals … ».
Une agréable vision rappelle ensuite que la paix peut ne pas n’être qu’un rêve et que marcher aux côtés de l’être aimé reste un plaisir fondamental (Freundliche Vision, opus 48/1), avant que le crépuscule ne nous emporte dans le pays de l’amour (Traum durch die Dämmerung, opus 29/1), deux Lieder sur des textes de Otto Julius Bierbaum. La nuit suivait, éteignant toutes les lumières des arbres et des bois (Die Nacht, opus 10/3). Dans la glace de l’hiver et sur un texte d’Adolf Friedrich Graf von Schack, Strauss met en musique le silence du cœur dans le froid de la vieillesse et bientôt de la mort, ne percevant plus que de très loin les sons du printemps (Mein Herzi st stumm, mein Herzi st kalt, opus 19/6).
Comment enchaîner autrement qu’avec Sehnsucht, opus 32/2, qui part d’un cheminement solitaire vers l’être aimé pour terminer sur un simple « ich liebe dich » plein d’émotion. La libération mutuelle des souffrances par le don de la vie ramène au monde l’être aimé (Befreit, opus 39/4), mais demain le soleil luira de nouveau et réunira les amants sur une terre qui respire : « Und morgen wird die Sonne wieder schienen/ Und auf dem Wege, den ich gehen werde, / Wird uns, die Glücklichen, sie wieder einen, / Inmitten dieser sonnenatmende Erde » (Morgen !, opus 27/4).
A l’entracte déjà nous sortions transporté par l’élégance du chant et la profondeur de la voix, puissante, le timbre chaleureux parfaitement accompagné, qui a fait le succès et la carrière de Thomas Hampson et certaines dames n’hésitaient pas à rappeler que ma foi, il restait encore fort bel homme ce chanteur à succès. Nous revenions ensuite pour ce long Notturno, opus 44/1 : « So müd hin schwand es in die Nacht, sein flehendes Lied, / sein Bogenstrich, / und seufzend bin ich aufgewacht… ». Avec le violon de Yamei Yu, le chant portait haut la lune dans les cieux nocturnes (et particulièrement pluvieux cette année) de Salzbourg, emplissait le vide de la nuit et se dispersait dans les lourds nuages de la mort de l’ami. Magnifique ballade dont la longueur permet à Thomas Hampson de travailler les atmosphères et les couleurs, s’appuyant sur le piano et souligné par le violon, dont la mélodie apporte un caractère éthéré au chant.
Sur des poèmes de Friedrich Rückert, lui aussi cher à Mahler, Strauss composait ensuite un Lied approchant le grand âge mais tourné vers la jeunesse (Vom künftigen Alter, opus 87/1), le vieillard souhaitant du soir au matin et à travers les nuits nous chanter la jeunesse et les peines de l’amour. Und dann nicht mehr (opus 87/3) je ne l’ai vue qu’une seule fois puis plus jamais. Qu’il était néanmoins beau de terminer sur l’idée qu’une heure encore pouvait luire le soleil, qui nous permet de récupérer de la douce fatigue de la vie, « die Lust, den Gram der Erde nun auszuheilen im Sonnenschein » (Im Sonnenschein, opus 87/4).
2 août 2014.

mardi 12 août 2014

QUAND UN SOLDAT S’EN VA-T-EN GUERRE, IL A UN TAS DE CHANSON ET DES FLEURS SOUS SES PAS ; QUAND UN SOLDAT REVIENT DE GUERRE, IL A SIMPLEMENT EU DE LA CHANCE ET PUIS VOILA…


Après deux soirs consacrés à des masses symphoniques imposantes, passer à la soirée de Lieder est un repos bien mérité, en l’occurrence celui du soldat. Le programme que nous avait préparé Anna Prohaska ce soir du 30 juillet 2014, accompagnée par le pianiste Eric Schneider, portait en effet le titre de « Soldaten Lieder » et correspond en tout point au disque qu’ils ont récemment publié. Il est clair que la date de juillet 2014 pour présenter un tel programme est en lien avec les commémorations du centenaire du début de la première guerre mondiale, qui voit fleurir de multiples rééditions d’œuvres qui soit lui sont consacrées, soit ont été écrites ou composées à ce moment là. L’on peut évidemment penser au Journal d’une escouade, Le Feu de Henri Barbusse, à La main coupée de Blaise Cendrars, comme à tellement d’autres. Gallimard rassemble même un volume dans la collection Folio à « La Grande guerre des écrivains », d’Apollinaire à Zweig. La guerre objet d’histoire, de culture, de littérature et de musique : est-ce la rendre moins barbare, plus acceptable en somme dans une société qui s’est toujours montrée incapable de n’y pas recourir ?
Le rassemblement des mélodies choisies par Anna Prohaska couvre un spectre large de textes chantés en allemand, en anglais, en français ou en russe, il présente les échos de la guerre et de ses conséquences. L’ordre des textes ne doit rien au hasard, il est construit en quatre parties successives pour avancer dans les couleurs, les ambiances, entre prémonition et plainte, de la célébration héroïque de Goethe et Beethoven pour atteindre le chœur désolé du luth de Michael Cavendish. Vingt-cinq chants, qui sont autant de couleurs dans les aspects de la vie des soldats, sous l’épigraphe choisi par Anna Prohaska pour tout le programme : « Golden lads and girls all must, as chimney sweepers, come to dust ».
Prémonition, lorsque l’on ouvre le programme sur un chant populaire anonyme soulignant la présence de lourds nuages noirs : Es geht ein’ dunkle Wolk’ herein. Beethoven ensuite, dans le Lied sorti de Egmont, soulignait les bruits du tambour (Die Trommel gerühret), en pleines guerres napoléoniennes, dans un cri pour la liberté sur un texte de Goethe relatif à la terrible occupation des Pays-Bas par l’Espagne au 16ème siècle. Hans Eisler composait alors une poignante  ballade sur un texte anonyme, chant de guerre d’un enfant  voyant sa mère devenir soldat (Krigslied eines Kindes): « Meine Mutter wird Soldat, da zieht sie rote Hosen an mit roten Quasten dran, tara tschindra, meine Mutter wird Soldat ». Bien sûr la fin tragique d’un lit de mort à l’hôpital n’est pas évitée : « Dann kriegt sie gleich ein Schiessgewehr, da schiesst sie hin und her, dann kommt sie in den Schützengrab’n, da fressen sie die Rab’n, meine Mutter wird Soldat. Dann kommt sie ins Lazarett, da kommt sie ins Himmelbett, tara tschindra, meine Mutter wird Soldat ». N’y a-t-il pas là un peu de l’enfant de Marie dans le Wozzeck de Berg ? Hugo Wolf donnait ensuite Der Tambour et Der Soldat II, sur des poèmes d’Edouard Mörike et Joseph von Eichendorff, laissant à la mort le dernier mot : « Geschwind, Denn der Tod ist ein rascher Gesell ». 
Basculant en russe, Anna Prohaska se lançait dans La femme des soldats de Sergueï Rachmaninov, sur un poème d’Alexey Plechtcheïev, d’après Taras Chevtchenko, grand poète ukrainien du 19ème siècle, pour montrer les souffrances des femmes en tant de guerre, souffrances de toutes les guerres, d’avant comme du présent. Une composition de Thomas Traill, sur un texte de Hector McNeill, un soldat engagé dans l’armée suédoise en 1630 alors que faisait rage la Guerre de Trente Ans, cherchait à ramener à la maison le soldat engagé au loin (My Luve’s in Germanie). Sautant dans les champs de Flandres en réaction à l’invasion de la Belgique par les troupes allemandes en 1914, Charles Ives enchainait In Flanders Fields, sur un poème de John McCrae, donné à l'époque en première audition dans le hall feutré de l’Hôtel Waldorf à New York, 1, 2, 3 sur un très court texte du compositeur, « written as a joke, and sounds like one » : « Why doesn’t one, two, three, seem to appeal to a Yankee as much as one, two », puis, du même, Tom Sails Away. Cette première partie se terminait sur Fear no More the Heat o’ the Sun, de William Shakespeare, musique de Roger Quilter, dont est tirée l'épigraphe générale du programme.
Sehnsucht ensuite, ouvrant la deuxième partie sur trois chants martiaux de Bertold Brecht et Hans Eisler, tirés de ce que l’on a appelé depuis le Hollywood Songbook, Panzerschlacht (écrit en 1942), Die letzte Elegie et Heimkehr. « Du Färberssohn vom Lech, im Kluckerspiele/ Dich messend mit mir in verflossenen Jahren/ Wo bist du in dem Staub der Panzerbile/ Die nun das schöne Flandern niederfahren ? », pour finir sûr « Die Vaterstadt, wie empfängt sue mich wohl ?/ Vor mir kommen die Bomber. Tödliche/ Schwärme/ Melden euch meine Ruckkehr. Feuersbünste/ Geh’n dem Sohn voraus ». Des années après leur exile forcé en Californie, Hans Eisler rappelait la genèse des ces chants dans le printemps éternel de Hollywood, lieu idéal à la compositions d’élégies. Sarcasme, protestation, mélancolie profonde marquent ces trois chants, dont le deuxième contient un amère acte d’accusation contre le Département de la Défense. 
Michael Cavendisch et Wand’ring in this place, composé en 1598, présente la prière de l’aumônier du régiment saluant les corps des soldats tombés dans un no-man's-land. Venaient alors deux Lieder de Franz Schubert, Kriegers Ahnung, sur un poème de Ludwig Rellstab qui nous ramène aux guerres contre Napoléon et qui a été rassemblé dans le cycle composite titré Schwannengesang, et Ellens Gesang I, de Walter Scott, un Ave Maria tiré de la Dame du Lac. La conclusion sur un impressionnant Der Untergang, texte de Georg Trakl et musique de Wolfgang Rihm, était magistrale Anna Prohaska maîtrisant parfaitement son sujet, variant les couleurs, les langues et les tons, supérieurement accompagnée par Eric Schneider : « Unter Dornenbogen o mein Bruder/ klimmen wir blinde Zeiger gen/ Mitternacht ». Anna Prohaska voit en ce dernier Lied la complétion d’une unique entité avec les deux Lieder de Schubert qui le précèdent, les trouvant très expressionnistes, nous poussant à nos limites dans les noirceurs abyssales de la nuit de l'humanité.
En français, Anna Prohaska reprenait après l'entracte son récital avec Jeanne d’Arc au bûcher, de Franz Liszt et Alexandre Dumas. Revue à maintes reprises cette ballade trouvait sa forme finale en 1875 dans ce qui demeure l’une des scène dramatiques les plus puissantes de l’œuvre du compositeur. Elle a longtemps servi la France cette bergère que l’on mène au bûcher : « Au dernier combat qui s’avance, marcherais-je sans trébucher ? (…) Allez me chercher ma bannière ; sur ce symbole d’espérance Mon œil mourant veut s’attacher ». Le bûcher de 1431 à peine refroidit, Anna Prohaska nous entrainait avec vigueur dans les deux grenadiers de Robert Schumann et Heinrich Heine, lesquels rentraient de captivité en Russie vers la France après la longue retraite de 1812, pour apprendre finalement sur une citation de  la Marseillaise que la guerre et l’Empereur étaient perdus. C’est une ballade de large proportion, comme le jeune Schubert aimait à en composer et qui permet à l’interprète de développer un vrai parcours dramatique. Le retour du sergent, l’une des six chansons villageoises de Francis Poulenc et Maurice Frombeur, les pieds gonflés sifflant du nez, qui revoit tous ses copains morts qui sont pourris dans les guérets, donnait une touche d’humour à cette thématique. Parfaitement approchée par Anna Prohaska, la diction française exigée par Poulenc se doit d’être juste pour être comprise dans le rythme rapide qu’il lui impose, surtout que, composée en 1942, cette mélodie l’était pour un solide baryton verdien, du genre de Iago.
La quatrième partie offrait pour commencer Der Soldat de Robert Schumann, sur un texte d’Adalbert von Chamisso, d’après Hans Christian Andersen, composé en 1840. Qu’il est poignant ce texte qui sert de cortège funéraire à un soldat forcé de fusiller l’un de ses camarades pour désertion. Puis avec le lied tiré de Des Knaben Wunderhorn, Wo die schönen Trompeten blasen, de Gustav Mahler, Anna Prohaska habille de fausse insouciance la dure réalité de la guerre. « Ich ziehe in Krieg auf Grüner Heid/ Die Grüne Heide, die ist so weit./ Allwo dort die schönen Trompeten blasen, /Da ist mein Haus, von grünem Rasen ». C’est une scène d’hallucination nocturne, une rencontre entre une jeune femme et le fantôme de son soldat bienaimé, qui préfigure Kipling et Housman. Enfin, terminant sur la jonction bien surprenante dans l’histoire féroce de l’Europe de forces germano-américaines, c’est par deux mélodies de Kurt Weill, sur des textes de Walt Whitman, que se termine ce programme magnifique présenté par deux artistes en pleine possession de leurs moyens. Ces deux derniers textes ont été composés en 1942 pour un recueil qui soutenait l’engagement des Etats Unis dans la guerre européenne, dans ce qui était présenté comme un combat pour la liberté. « Beat ! beat ! drums », mais surtout le poème Dirge for two Veterans, qui donnait au terme de ce programme la solennité du devoir accompli dans la cérémonie d’enterrement commune du père et du fils morts ensemble au front. Il n’y a vraiment nulle gloire mais bien tragédie dans la guerre :
O strong dead-march you please me !
O moon immense with your silvery face you soothe me !
O my soldiers twain ! O my veterans passing to burial !
What I have I also give you.

The moon gives you light,
And the bugles and the drums gives you music,
And my heart, O my soldier, my veterans,
My heart gives you love.

1er août 2014.

dimanche 10 août 2014

LE TITAN REBELLE



Après une ouverture spirituelle et la première de Don Giovanni, mon programme salzbourgeois se poursuivait avec deux monuments symphoniques d’Anton Bruckner, sous deux baguettes légendaires. Le 28 juillet 2014, la Huitième symphonie, Herbert Blomstedt dirigeant les Wiener Philarmoniker, le lendemain la Cinquième symphonie, avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, sous la direction de Bernard Haitink. Lorsque l’on voit, deux soirs de suite, de tels chefs offrir des interprétations magistrales, l’on ne peut s’empêcher de se poser la question de savoir si la maîtrise des grandes symphonies de Bruckner n’est pas aussi une question d’âge, d’expérience, de vie. Herbert Blomstedt (86 ans) et Bernard Haitink (85 ans), connaissent le compositeur depuis longtemps ; tous deux ont gravé des intégrales de ses symphonies qui ont été remarquées et les dirigent régulièrement. Les meilleurs Bruckner de Karajan datent de la fin de sa vie, et l’on se souvient que son dernier enregistrement, peu avant sa mort et publié après, est une Huitième symphonie avec les Wiener Philarmoniker, tout comme ceux de Celibidache à Munich, le dernier enregistrement d’Abbado une Neuvième symphonie à Lucerne, celui de Bernstein une Neuvième également, fabuleuse, à Vienne. Diriger Bruckner, surtout dans les pages les plus monumentales que sont les Cinquième et Huitième symphonies, relève du parcours de vie et pour y faire face, le raconter, dans la longueur et la complexité de ces partitions, il faut avoir au moins un peu vécu soi-même, faute de n’avoir pas assez à dire, à partager, à comprendre.
La Huitième, en ut mineur, a été créée à Vienne, par l’Orchestre philarmonique, le 18 décembre 1892. La publication des œuvres de Bruckner a toujours été délicate, puisqu’il les a le plus souvent retouchées à diverses reprises. La partition de la Huitième, composée dans l’euphorie de l’énorme succès remporté par la création de la Septième sous la direction de Hermann Lévi, connut des difficultés. Lévi en refusa la partition, qu’il ne comprit pas (« …das ist mir ein verschlossenes Buch », comme il l’écrivit au compostieur), avant que la création ne revienne à Hans Richter et ne remporte un vif succès. Il existe pour faire simple la version présentée comme originale, de 1887, publiée par Léopold Nowak en 1972, une version de 1890, publiée également par Léopold Nowak, en 1955, entre les deux, en quelque sorte une version mixte qui tente la synthèse entre les précédentes, publiée par Robert Haas en 1939, et une version dite de Franz Schalk, qui date de 1892 et comporte quelques modifications dont on ne sait si elles ont été approuvées du compositeur. C’est la version Haas qui est le plus souvent retenue et qui a été jouée ce soir.
L’essai de Walter Weidringer, dans le programme du soir, est intitulé Von Tod und Verklärung, en référence au poème symphonique de Richard Strauss ; Nicholas Attfield met davantage en avant la figure de Prométhée, rappelant que c’est cette figure du théâtre d’Eschyle que Franz Schalk voyait dans le programme de l’œuvre. L’on trouverait dans le premier mouvement, Allegro moderato, le terrible mépris de Prométhée qui se voulait au-dessus des dieux et de la destinée, dans une imprudente démonstration de force, pour s’enfoncer peu à peu dans des explosions de colère folle. Si la pièce d’Eschyle est totalement statique, mettant en scène Prométhée face à différents personnages et au chœur des Océanides, jamais il ne se confronte directement à Zeus et l’on sent pour le héros malheureux une certaine compassion, la symphonie de Bruckner n’est elle que mouvement et il est juste de faire le lien entre la conclusion du premier mouvement et ces vers d’Eschyle (traduits ici librement sans en respecter la métrique) : « Son ouragan secoue les racines aux profondeurs de la terre et à la mer en furie, submerge, hurlant, la course des étoiles et jette, dans le tourbillon terrifiant du destin, mon corps à bas dans le noir Tartare, mais il ne peut me tuer ».
Si le premier mouvement de la symphonie peut décrire un héros idéal, le deuxième, Scherzo. Allegro moderato-Trio. Langsam, revient au réel, à une sorte de Prométhée bucolique, dans la vision de Schalk. Quant au troisième mouvement, l’immense Adagio, marqué Feierlich langsam ; doch nicht schleppend, il ne nous confronte plus à la colère de Zeus mais au Père de l’Humanité, qui inspirait à Franz Schalk une citation des premières lignes du Prologue au Ciel du Faust de Goethe. A la création, Edouard Hanslick moquait le programme proposé par Schalk, trouvant le temps de l’humanité bien long dans ce mouvement qui dure à lui seul près de la demi-heure et donc autant que la plupart des symphonies de Beethoven en entier… Ce mouvement est aussi long que Bruckner avait l’habitude de développer ses mouvements lents, ici composé de trois thèmes principaux qui se déploient. Enfin, l’on serait avec le Finale, Feierlich, nicht schnell, dans une apothéose archangélique, l’héroïsme face au divin, celle qui laissa perplexe Hermann Lévi et Edouard Hanslick, qui y voyait des thèmes baroques, une structure confuse et un tapage décivilisé.
Quant à la Cinquième symphonie, en si bémol majeur, elle a été crée à Graz sous la direction de Franz Schalk le 9 avril 1894, mais sa version originale seulement en 1935 à Munich. Elle demeure l’une des pièces les plus complexes de Bruckner et représente, comme le relève Walter Weidringer dans le programme du soir, un combat pour la reconnaissance. Symétrie, développement, apothéose fondés dans un retour au grand art du contrepoint. Les premières esquisses sont composées entre février 1875 et mai 1876, en même temps que Bruckner retouche en profondeur les partitions des Première et Troisième symphonies, la partition est terminée en novembre 1878 et, semble-t-il, pas reprise par Bruckner jusqu’à sa création dans une version retouchée par Franz Schalk, à laquelle le compositeur trop diminué par l'âge et la maladie n’assistera pas. Nicholas Attfield considère que l’on contemple dans cette œuvre l’infini. Le premier mouvement commence, fait unique dans l’œuvre de Bruckner, par une introduction lente, Adagio, qui suspend le temps, avant de se développer dans un Allegro. C'est Faust encore, qui, paresseusement, dit à l'instant qui passe: « Arrête-toi, tu es si beau ». Dans une approche classique, cet Adagio ne devrait que servir à introduire la suite, à capter l’attention de l’auditoire. Cependant, dans cette symphonie, il sert au développement du reste de l’œuvre et dépasse donc la dimension d’une simple introduction. Le long Adagio, qui vient en deuxième mouvement, comme le Scherzo, en troisième, sont encore largement affectés par le matériau introductif. D’ailleurs, le Scherzo commence par une répétition exacte de la première phrase de l’Adagio précédent. Le Finale – Adagio-Allegro moderato présente l’aspect le plus grandiose de la symphonie, un finale fugué dont la dimension dépasse tout ce qu’ont fait avant lui Haydn, Mozart ou Beethoven et dont on fit au début du 20ème siècle un symbole d’espoir, dans la fusion de la forme centrale du 18ème siècle, la fugue façon Bach, et la forme sonate du 19ème siècle, portée au-delà de la perfection par Beethoven.
Tant Herbert Blomstedt que Bernard Haitink sont de grands chefs, des figures légendaires, derniers représentants d’une race que l’on voit en voie d’extinction, comme c’est le cas à la fin de chaque génération. Ces carrières gigantesques, brucknériennes dans leurs larges dimensions et leurs profondeurs, en impose forcément car il n’est évidemment pas donné à tout le monde de disposer de plus de soixante ans d’expérience dans l’exercice de son art. Leurs formations respectives sont des orchestres fabuleux, rôdés aux symphonies de Bruckner, qu’elles connaissent, pour chaque pupitre, sur le bout des doigts. En particulier, Haitink donne régulièrement cette Cinquième symphonie, soit avec le Philarmonique de Vienne, soit avec l’Orchestre symphonique de la Radio bavaroise, depuis de nombreuses années et nous l’avions déjà entendu dans ce programme, tant ici à Salzbourg, qu’à Lucerne. Bizarrement pour un chef de cette envergure, Blomstedt n’a fait que des débuts tardifs à la tête de la phalange viennoise, en 2011. Il a néanmoins gravé en 2013 une intégrale remarquée des symphonies de Bruckner avec l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, dont l’enregistrement de la Huitième symphonie a été particulièrement salué. La direction ce soir du 28 juillet 2014, dans une seconde programmation du concert également donné l’avant-veille, sonne particulièrement bien. L’ampleur de la salle offre une acoustique adaptée aux flux sonores d’une telle œuvre, parfaitement maîtrisée, de bout en bout. Dirigeant sans partition, le chef nous offre une interprétation saisissante de cette œuvre, nous présente un parcours de vie peut-être moins profond que ne le firent Karajan ou Wand (sans parler de Celibidache), mais plus accessible peut-être. Le lendemain, la direction de Haitink dans la Cinquième semblait davantage poétique et véhiculait plus d’émotion. Il était ainsi intéressant de les entendre dans cet ordre, qui mettait chacune des deux interprétation en valeur, alors que, à l’inverse, sans doute Haitink, avec l’émotion qu’il a suscitée, aurait-il pu faire que la Huitième tombât un peu à plat.
31 juillet 2014.

samedi 9 août 2014

LIBERTINAGE GAGNANT


Don Giovanni à Salzbourg relève du classique premier dans la programmation du Festival. Donné dès 1922 presque chaque année, il représente toujours un passage obligé pour les aficionados, qui scrutent la mise en scène, les décors, les costumes, les chanteurs, le chef, prêts à bondir, huer, siffler, critiquer. Réussir la gageur du renouveau dans la continuité n’est pas à la portée de tout le monde. La dernière mise en scène de Claus Guth, donnée en 2008, 2010 et 2011, nous avait stupéfié par son modernisme, sa radicalité, sa beauté et sa pertinence. Nous avions écrit que Don Giovanni avait toujours été moderne. Cette année, Sven-Eric Bechtolf tente et réussit largement la transposition de ce dramma giocoso dans un hôtel de luxe où défilent les personnages, dans le hall d’entrée, à la réception et dans les chambres à l’étage, en haut d’un double escalier, partant à cour et à jardin. La direction d’acteurs est précise et intelligente, comme lorsque Leporello déguisé en Don Giovanni surprend le couple Zerlina-Masetto en pleins ébats dans leur chambre, qui le poursuivent et ameutent les autres, sus au mauvais libertin.
Au baisser de rideau, il y eut quelques huées, cependant pas très convaincantes et vites dépassées par les applaudissements nourris du reste du public. Il n’y avait pas en effet de quoi siffler un spectacle intelligent et de grande qualité, qui prend néanmoins le contrepied du titre donné par Mozart à son chef-d’œuvre : Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni. A la fin du spectacle, terrassé par la Statue vengeresse du Commandeur, Don Giovanni reste au sol, mort a priori, et la dernière scène se déroule autour de son corps gisant au premier plan, sans que personne ne semble le remarquer ou autrement s’en soucier mais il se relève, passe derrière Elvira avec un geste tendre, remarque une femme de chambre à l’étage, monte et la poursuit. Eternel recommencement de pulsions sexuelles irrépressibles, punition insuffisante du Commandeur, dérision de tout jugement possible de l’impénitent. Don Giovanni reste lui-même, après tout et malgré tout, et cela rend une certaine théâtralité à ce final qui en général fait retomber la tension, après la terrible scène de confrontation finale.
Celui qui chante Don Giovanni doit se mesurer en ces lieux aux ombres intimidantes d’Ezio Pinza, Mariano Stabile, Paul Schöffler, Hans Hotter (en 1946), Tito Gobbi, Cesare Siepi, Eberhard Waechter ou Nicolaï Ghiaurov, rien de moins. Pour la première fois dans le rôle titre, celui qui fut le Figaro de Harnoncourt en 2006 et, en 2002, 2003 et 2006 le Leporello de Thomas Hampson, marque sont territoire : Ildebrando D’Arcangelo est un fabuleux Don Giovanni, comme il l’avait déjà montré au disque dans l’enregistrement dirigé par Yannick Nézet-Séguin. Le timbre est magnifique, la voix chaleureuse et puissante lui permet d’incarner le rôle crescendo jusqu’à la scène finale où il tient tête au Commandeur. Il a de plus le physique adéquat et jouit de son rôle comme son personnage des femmes qu’il rencontre. « Sappi ch’io sono innamorato d’una bella dama, e son certo che m’ama. La vidi… la parlai… meco al casino questa notte verrà… Zitto : mi pare sentire odor di femmina… ». Il console les dames, beaucoup, souvent (« Così ne consolò mille e ottocento »), trop sans doute pour ne pas ensuite les laisser à nouveau en pleurs, les flattes, leur chante la sérénade, les trouble, change de rôle. Arrogant, tendre, décidé, farceur, hâbleur, sans scrupule, personnage complexe qui n’est pas étranger à l’humanité.
Son Leporello est de grande tenue également, en la personne de Luca Pisaroni, le gendre de Thomas Hampson, dont c’est également en ces lieux la prise de rôle, même s’il les connaît pour y avoir chanté Masetto dès 2002. Le tandem fonctionne parfaitement. Cabotin, il singe maladroitement son maître lorsqu’il en prend l’habit mais n’oublie manifestement pas la leçon. Si à la fin il entend bien se chercher un meilleur maître, sans doute a-t-il quand même apprécié celui que le sort lui avait réservé. Maladroit avec les femmes autant que Don Giovanni est habile, incapable de leur parler alors que son maître est un redoutable bretteur, maniant la langue et le sexe comme l’épée. La répartition des dons est plus inéquitable encore que dans Cyrano de Bergerac, quand Cyrano disgracié est un amoureux tendre et cultivé, alors que Christian est incapable d’exploiter ses charmes. Christian était beau et Molière a du talent, certes, mais ici le pauvre Leporello n’a aucune carte en main, quoique l’analyse des précédentes distributions montre bien souvent que certains des meilleurs Don Giovanni ont été les Leporello des années précédentes (ce fut le cas de Ferruccio Furlanetto comme d’Ildebrando D’Arcangelo, par exemple).
Le Commandeur de Thomas Konieczni n’avait pas l’âge d’être le père de Donna Anna, mais il avait la voix pour affronter Don Giovanni, ce qui n’est pas rien. La mise en scène nous évitant heureusement l’image éculée de la statue qui marche, le fait apparaître bien vivant à la fin du second acte, maquillé de blanc pour marquer sa venue d’outre-tombe, son verdict n’avait pas le caractère définitif d’un jugement dernier. Don Ottavio était chanté par Andrew Staples, moins brillant que les meilleurs dans ce rôle, mais d’une belle prestance néanmoins, il est le mari face à l’amant, le quotidien face à l’exceptionnel, il n’aurait pas eu la force de défier Don Giovanni si celui-ci n’avait été terrassé par le Commandeur. Un excellent Masetto d’Alessio Arduini, trop éduqué pour n’être qu’un simple paysan, donne au rôle une certaine élégance et n’aura pas de mal à garder sa Zerlina.
Les femmes ont été étrillées par la critique, aucune des trois ne trouvant grâce aux yeux des assassins à l’affut des soirs de première. Il est vrai que la Donna Anna de Lenette Ruiten n’avait pas le format que l’on a connu au rôle en d’autres voix. Elle offre néanmoins une belle présence et une incarnation différente, plus abattue, ne domine pas Don Ottavio. Anett Fritsch était une Dona Elvira moins flamboyante aussi que ne le furent Elisabeth Schwartzkopf ou Lisa Della Casa, et l’on comprend que Don Giovanni ne sache s’en contenter, même si, de toutes les femmes qu’il rencontre, c’est encore la seule à laquelle il montre une tendresse certainement pas feinte. La jolie Zerlina de Valentina Nafornita complétait ce tableau féminin qui, s’il nétait pas à la hauteur des meilleurs que es ltendresse certainement pas feinte. La jolie Zerlina de Valentina Nafornita compléta’était pas à la hauteur des meilleurs que connut ce lieu, n’en méritait pas pour autant d’être ainsi voué aux gémonies de la critique.
Dans cette distribution que domine largement le duo Don Giovanni-Leporello et dont il faut malgré tout préciser que tous les participants chantent ici leurs rôles pour la première fois, il existe un certaine cohérence, qui laisse certes au second plan tous les autres, mais n’est-ce finalement pas là le propos de la pièce, dans son titre comme dans son écriture, que d’offrir au libertin la préséance, de le mettre en avant, de porter haut ce qui deviendra plus tard avec Strawinsky The Rake’s Progress.
Quiconque dirige en ces lieux Don Giovanni se mesure également aux légendes du passé : Richard Strauss en 1922, Karl Muck en 1925, Franz Schalk entre 1926 et 1930, Bruno Walter entre 1931 et 1937, Karl Böhm en 1938 et 1977-1978, Clemens Krauss en 1939, Hans Knappertsbusch en 1941, Josef Krips en 1946, Wilhelm Furtwängler entre 1950 et 1954, Dimitri Mitropoulos en 1956 pour le bicentenaire de la naissance du compositeur, Herbert von Karajan entre 1960 et 1970 comme en 1987-1988, Ricardo Muti en 1990-1991 ou Nikolaus Harnoncourt en 2002 et 2003. D’autres noms plus exotiques apparaissent, comme celui de Valery Gergiev (2000), et d’autres prometteurs, comme Daniel Harding (2006) et surtout Yannick Nézet-Séguin (2010-2011). Christoph Eschenbach commença sa carrière de chef d’orchestre en 1972, en parallèle à une carrière de pianiste et d’accompagnateur et travailla avec George Szelle et Herbert von Karajan notamment. Toutefois, sa direction n’offrait pas la profondeur ni le regard neuf et subtil de Yannick Nézet-Séguin qui le précédait au pupitre dans la dernière production de l’opéra des opéras. Il y avait une certaine banalité dans cette direction, heureusement supplantée par un orchestre fabuleux, le seul à avoir joué l’œuvre en ces lieux. L’orchestre possède toutes les ficelles de la partition, toutes les richesses sonores possibles, toute l’intimité avec le compositeur depuis qu’il reçut ici, en 1922, l’esprit de Mozart des mains de Richard Strauss. 
30 juillet 2014.





jeudi 7 août 2014

LE JARDIN DU SAVOIR


Le Festival de Salzbourg a mis en place une série de concerts appelés « Ouverture spirituelle », dans le cadre de laquelle il a donné, dans la très belle Kollegienkirche récemment rénovée, un programme consacré à la deuxième messe de Bruckner, à l’hymne de Hildegard von Bingen O Jerusalem aurea civitas, puis à la création d’une commande du Festival, dans le cadre de la série « Salzburg contemporary », Mansur, de Samir Odeh-Tamimi. Commencer par un tel programme les festivités de cette année ouvre réellement l’esprit sur le jardin du savoir, par le grand écart entre les siècles ici présenté. Entre Hildegard von Bingen (1098-1179) et Samir Odeh-Tamimi (né en 1970), neuf siècles de musique composent ce jardin, un siècle de plus entre le dernier compositeur et sa source, Mansur Al-Hallag, mystique soufi qui vécut de 858 à 922 de notre ère en Iran et en Inde, prêchant jusqu’aux confins de la Chine. Au milieu, la messe de Bruckner, dans sa deuxième façon, de 1882, offrait d’autres perspectives encore.
Cette messe sur laquelle le programme s’ouvrait est composée pour un petit ensemble de vents et un chœur mixte à huit voix ; elle suit le programme habituel : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Benedictus et Agnus Dei. L’essai publié dans le programme du soir sous la plume de Paul Sailer-Wlasits rappelait qu’Anton Bruckner, comme Gustav Mahler ou Johannes Brahms, avait régulièrement fréquenté le Palais Wittgenstein, dont le fils, Ludwig Wittgenstein (1889-1951), est l’un des philosophes du langage les plus connus, celui qui montrait les limites du langage et de la connaissance de l’homme et dont le mysticisme a été récemment mis en avant comme une donnée centrale de son œuvre. Dans ses Investigations philosophiques, il écrivait de Bruckner : « Ich könnte von einem Bild von Picasso sagen, ich sehe es nicht als Menschen… Das ist doch ähnlich dem : ich war lange nicht im Stande dies als Einheit zu hören, jetzt aber hör ich’s so… jetzt hör ich’s als Organismus ». Percevoir l’humanité dans l’unité de l’œuvre, une part de savoir dans les limites du langage, « Bedeutung ist der Gebrauch », la signification correcte est dans l'usage. La Messe donnée ce soir avait été créée lors de la consécration de la nouvelle chapelle votive de la Cathédrale de Linz, en 1869, avant d’être revue, comme souvent les œuvres de Bruckner, en 1882. Puisant son inspiration dans les chants grégoriens, ce qui s’entend surtout dans la polyphonie du Kyrie ou dans l’Agnus Dei, comme dans les œuvres de Palestrina, pour le Sanctus et le thème de l’Agnus Dei, Bruckner établit des ponts entre les âges du christianisme et de la musique. Perçu dans sa dimension de musicien d’église comme un mystique ou un musicien de Dieu, il commença à être vu au 20ème siècle comme un Palestrina moderne, notamment dans les termes de Max Auer, qui tendait à contextualiser le discours brucknérien en lien avec les écoles de la Renaissance italienne. Emplissant la première partie de concert d’un son plein, sous des voûtes à la réverbération importante, les membres du Chœur et de l’Orchestre symphonique de la Radio bavaroise offraient, sous la direction de Rupert Huber, une lecture dont la signification correcte est sans doute à rechercher dans son usage universel des cultures musicales. Bien connu dans sa maîtrise des grandes formes symphoniques aux effectifs imposants, Bruckner sait se montrer plus simple lorsqu’il parle à (ou de) Dieu, trouvant une part au moins de la signification correcte du langage de la messe dans l’usage constant des grandes orgues ecclésiales.
Avec l’Hymne à Jérusalem de Hildegard von Bingen, l’on touchait une dimension céleste. Un chœur a capella placé à l’étage de l’Orgue, hors de vue, faisait descendre sur l’assistance un chant envoûtant. Visionnaire et compositrice du 12ème siècle, Hildegard von Bingen se voyait comme « Posaune Gottes », la trompette de Dieu, et sans doute aurait-elle pu prendre à son compte cette remarque de Nietzsche, formulée bien plus tard, selon laquelle « Gott hat uns die Musik gegeben, damit wir erstens, durch sie nach oben geleitet werden ». La musique qui vient de Dieu pour remonter aux cieux, non pas « Gott gleicher zu werden », mais bien plus « Gott näherzukommen ». Portée au rang de Docteur de l’Eglise par Benoît XVI, le 7 octobre 2012, Hildegard von Bingen est ainsi saluée non seulement pour sa vie exemplaire mais pour l’ampleur et la profondeur de ses écrits également, au nombre desquels les Scivias seu Visionnes, traduit en français par Livre des visions, qui relatent les visions qui sont les siennes depuis l’enfance, avant le Liber divinorum operum simplicis hominis ou le Liber vitae meritorum, qui connurent grand renom. Elle fut également l’un des médecins les plus réputés de son époque, ayant présenté des ouvrages qui pressentent les idées à venir sur la physiologie humaine et maîtrise particulièrement la pharmacopée. Présenter son oeuvre dans une ville où mourut Paracelse relève également du jardin du savoir. En musique, elle est l’auteur de près de quatre-vingts chants liturgiques mais aussi d’un drame intitulé Ordo virtutum (Le jeu des vertus), qui comporte quatre-vingt-deux mélodies et met en scène les tiraillements de l'âme entre le démon et les vertus. Composé en 1152, l’Hymne O Jerusalem est dédié à Saint Rupert et fait le lien entre les dimensions terrestres et célestes de la Cité: « O Jerusalem, fundamentum tuum positum est cum torrentibus lapidus, quod est cum publicanis et peccatoribus, qui perdite oves erant, sed per Filium Dei invente ad te cucurrerunt et in te positi sunt ». La spacialisation offerte à ce choeur était magnifique et emplissait les volumes marbrés d’une gloire qui n’est guère de ce monde, surtout dans une ville qui symbolise depuis trop longtemps davantage la persistance de conflits violents que la recherche de la paix et le partage du savoir.
Vint ensuite la belle création commandée à Samir Odeh-Tamimi, compositeur israélo-palestinien, tout un symbole en ces temps de déchainement des forces militaires en Terre Sainte. Son choix d’un poème d’un des grands mystiques persan du soufisme, auteur d'une œuvre abondante visant à renouer avec la pure origine du Coran et son essence verbale et lettrique, recherchant l’amour divin et l’union de l’âme avec dieu, en dit beaucoup sur un engagement contre l’obscurantisme. Certains ont pu qualifier le soufisme comme une forme d’Islam christianifié, reconnaissant le Christ comme un messager de l’amour divin. Dans son Jardin du Savoir, Mansûr Al-Hallag chante que le savoir se cache derrière toute chose, celui qui sait existe par son savoir. Scindant son choeur et son orchestre en quatre ensembles répartis aux quatre extrémités des croisées de l’Eglise, le chef au milieu des travées et du public, il nous entoure de l’ivresse des sons d’un orchestre dont les percussions résonnent dans une large réverbération utilisée à bon escient par le chef et les musiciens, Rupert Huber agissant comme un passeur universel, lui qui est habitués aux ensembles les plus divers et aux cultures les plus variées. Incontestablement, il a fait fleurir pour nous ce soir de larges bandes du jardin du savoir, repoussé les limites du langage et de la connaissance des hommes.
28 juillet 2014