samedi 25 octobre 2014

UNE RONDE DE NUIT


L’œuvre peut être vue come inspirée de La ronde de nuit de Rembrandt, peinture aux dimensions immenses et aux clair-obscur bien connus, qui donne, par la manière dont l’auteur renouvelle la représentation des personnages, une impression de mouvement vers l’avant. L’on sait néanmoins maintenant et depuis la rénovation du tableau en 1949, que la scène est diurne et ne doit son caractère sombre qu’à un vernis à base de bitume mal vieilli et noirci avec le temps. En 1908 cependant, à la création de la Septième Symphonie en si mineur de Gustav Mahler, son ami le chef d’orchestre néerlandais Willem Mengelberg ne pouvait encore avoir qu’une vision nocturne de la célèbre toile, et fort bien soutenir que c’est cette ronde de nuit qui inspira au compositeur ses deux Nachtmusik, deuxième et quatrième mouvement de la Septième Symphonie, baptisée Chant de la Nuit, souvent perçue comme une sorte de Grosse Nachtmusik. Ces deux mouvements ont été composés en même temps que le Finale de la Sixième Symphonie, au cours de l’été 1904, les trois autres l’été suivant, en 1905, l’œuvre ayant été achevée le 15 août 1905. Mahler a eu particulièrement de mal à trouver l’inspiration lui permettant d’intégrer les deux intermezzi dans la structure complète de la symphonie et c’est, selon ses dires, dans le rythme et l’atmosphère des premiers coups de rames sur le lac de Misurina, dans la barque qu’il avait prise pour rentrer chez lui après une journée d’excursion dans les Dolomites, qu’il la trouva finalement. C’est là que l’on retrouve le même mouvement vers l’avant que dans la toile de Rembrandt, mais aussi une ligne de vie comparable. Rembrandt a en effet peint dans ce tableau sa famille, sa femme et leurs trois enfants trop tôt disparus, symbolisés dans la petite fille en robe jaune au milieu de la composition.  C’est en 1901 que Mahler rencontra Alma Schindler, qu’il épousa en mars 1902, et dont il eut deux filles, Maria, née en 1902, et Anna, en 1904. Il y a cependant dans cette époque que l’on aurait pu croire heureuse, les traces de l’inachèvement du cycle de mélodies des Kindertotenlieder, commencé en 1901 et des futurs reproches d’Alma, qui y voyait l’anticipation par son époux du décès de Maria, morte de la diphtérie en 1907, comme des angoisses indicibles qui transpirent la partition de la Sixième Symphonie. La place de la famille de l’artiste relie donc aussi les œuvres de Rembrandt et de Mahler.
Le langage de Mahler dans les pages qui composent cette partition est le plus avancé qu’il n’utilisât jamais, et ceci explique sans doute le fait que cette œuvre soit la moins jouée de ses symphonies. L’on y trouve des dissonances, des modulations soudaines, incessantes et serrées, qui peuvent effacer l’idée de tonalité, comme l’usage de l’intervalle de quartes, que reprendra bientôt Schönberg dans sa première Symphonie de Chambre, opus 9, pour ébranler les principes de la musique tonale. Certains ont même vu, dans la partition de Schönberg, postérieure que de deux ans à celle de Mahler, des citations importantes qui pourraient en faire une longue paraphrase de la deuxième Nachtmusik, quatrième mouvement de la Septième Symphonie. Entre aspérités mélodiques et sonorités audacieuses, sinon même parfois agressives, Mahler nous offre un raffinement orchestral somptueux, qui n’a rien de gratuit. Il y a là aussi une référence au romantisme heureux de Joseph von Eichendorff, dont la poésie a été mise en musique notamment par Schumann, Mendelssohn, Brahms, Wolf ou Schoeck. Les souvenirs de l’enfance heureuse du poète à la campagne, d’une ardente nostalgie de temps anciens, de lointains perdus dans les brumes, la forêt ou la montagne rappellent la nature à laquelle Mahler était également si sensible.
C’est le chant du doux rossignol accompagné à la guitare que l’on retrouve dans la deuxième Nachtmusik, l’image d’une nuit calme et sereine, sans inquiétude sur le lendemain. Déjà dans la marche au clair-obscur fantastique du premier mouvement, l’on retrouve de multiples références, que l’on peut rattacher à Eichendorff, comme Henry-Louis de La Grange, au tableau de Rembrandt avec Willem Mengelberg, ou à n’importe quoi d’autre si l’on se souvient qu’Alphons Diepenbrock, qui a assisté aux répétitions menées par Mahler pour la création à Amsterdam, relevait que le compositeur disait toujours quelque chose de différent à ce sujet.
Ce soir, sous la direction inspirée de Jonathan Nott, qui joue et enregistre régulièrement les pages de Mahler, l’Orchestre de la Suisse Romande semblait se perdre dans le premier mouvement, sous des références sans doute mal maîtrisées dans une œuvre rare à son répertoire. Même si les symphonies de Mahler ont été données à Genève dès 1913 et figuraient au programme des premières saisons de l’OSR dès sa fondation en 1918, la Septième y resta particulièrement rare. Les forces violentes d’une sombre nuit exprimées par Mahler semblaient inquiéter les musiciens face à la souffrance de l’humanité, notamment les flûtes, dont on entendait davantage le souffle que le son. Dans ces moments où se réfugie le tragique de l’existence, il y a une part incompréhensible qui privait l’orchestre d’une solution saine que le chef pourtant leur proposait et que des exécutions plus régulières auraient sans doute rendue accessible. Nos musiciens se sont un peu perdus dans le caractère évolutif du matériau thématique dont ils n’ont su rendre les subtilités et toute la complexité des transformations et déformations mahlériennes. La suite était au contraire parfaitement maîtrisée dans des tempi amples qui respiraient le calme de la nuit ; nulle inquiétude face au lendemain. Il est vrai que la structure de la première Nachtmusik est infiniment plus simple et accessible que celle du mouvement initial, comme le sera celle des trois mouvements suivants, le Scherzo, la seconde Nachtmusik et le rondo du Finale. Le Finale a néanmoins soulevé des controverses que l’on ne retrouvait pas ce soir. Comme le soulignait Henry-Louis de La Grange, « Il suffit de penser au grotesque tragique de E. T. A. Hoffmann, l’un des principaux modèles littéraires de Mahler et de songer à cette fêlure omniprésente, fondamentale dans son art, qui est la source de son ambiguïté et de sa richesse, et donc, en définitive, une force et non une faiblesse » (Gustav Mahler, t. II, L’âge d’or de Vienne, p. 1212). C’est une très brillante et joyeuse Humoreske que Jonathan Nott et l’OSR nous ont livré ce soir, qui illustre la réjouissance dans le mépris des conventions. Nous pouvions alors ressortir sous la pluie d’une froide nuit d’automne sans tragique ni faiblesse.
25 octobre 2014.   

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