Six concerts pour
une intégrale des Quatuors à cordes de Beethoven, voilà une performance qui en
soi porte les marques du courage au sens où Nietzsche l’entendait, c’est-à-dire
d’aller tout à la fois vers le plus grand risque et la plus grande réussite. Le
Quatuor Hagen est de ceux qui pouvaient tenter et réussir une telle synthèse
sur la scène du Mozarteum de Salzbourg. Comment présenter une telle somme, dans
quel ordre donner ces œuvres dont la composition parcourt la vie entière de
Beethoven, du premier publié en 1799, au dernier en 1826 ? Doit-on suivre
un ordre chronologique, donner ensemble les six quatuors de l’opus 18 ou les
trois de l’opus 50, adopter une présentation qui tienne compte des périodes
créatrices ou des tonalités principales, tenir compte évidemment de la durée
des concerts. Il est usuel de voir trois périodes dans ces œuvres, de jeunesse,
médiane et tardives, même si elles ne disent pas tout. En faisant le choix de
donner à entendre à chaque fois des œuvres de périodes différentes, le Quatuor
Hagen offrait aussi la possibilité d’entendre l’évolution de l’écriture,
d’offrir une compréhension globale de l’œuvre en présentant la synthèse d’une
vie de travail, celle du compositeur comme des musiciens.
Nous avons assisté
aux deuxième et quatrième soirées. La première nous offrait le grand écart
entre le premier quatuor de l’opus 18, de 1799, premier de ceux publiés par
Beethoven, et le dernier, le seizième, opus 135, vingt-sept ans plus tard,
puis, après l’entracte, le premier de l’opus 59, dit Razumovsky, de 1806. Si trois périodes l’on peut distinguer dans la
composition de Beethoven, elles nous étaient toutes trois offertes ce soir là,
mais un tel échelonnage apparaît irrémédiablement réducteur. Du génie de
Beethoven il y avait là une quintessence, de l’un à l’ultime, qui ne laisse pas
penser que l’on se trouvât de quelconque façon face à une tentative de jeunesse
mal contrôlée avant une virtuosité enfin trouvée. Il y a maîtrise du genre par
Beethoven dès le premier essai transformé. En 1799, Mozart est certes mort
depuis huit ans, mais Haydn a encore dix ans à vivre. Ces deux figures
tutélaires du genre apparaissent immédiatement assimilées, dépassées par
Beethoven qui révolutionne et porte au sommet un genre qu’il s’approprie pleinement
et développe sans relâche sur de nouveaux chemins. Comme le soulignait Bernard
Fournier dans son Histoire du Quatuor à
cordes, « Avec Beethoven et le
cycle de ses quatuors, nous abordons une expérience particulièrement fascinante
parmi toutes celles que nous propose l’histoire d’un genre qui en est prodigue.
Par ses enjeux, l’exigence esthétique dont il témoigne à chacune de ses étapes
et sa portée spirituelle, cet ensemble d’œuvres constitue une des
manifestations les plus impressionnantes du génie humain et un des exemples les
plus achevés du pouvoir de la pensée au service de la création artistique comme
expression, à travers l’écriture musicale, des questions fondamentales et au
sens propre qui hantent l’humanité ». Il ajoute : « Musicalement, après Haydn génial artisan,
Mozart miraculeux enchanteur, le jeune Beethoven apprenti sorcier du
classicisme va s’affirmer dans sa dimension critique, lui fournissant un
terrain d’expériences illimitées à poursuivre ».
Il y a chez
Beethoven une personnalisation extrême des quatuors, qui apparaît dès l’opus 18
et s’accentuera jusqu’au terme de l’opus 135, des interconnexions aussi, entre
les pièces d’un même opus, notamment les trois Razumovsky, mais à distance plus grande également, des derniers quatuors
vers l’Opus 18 en retour, particulièrement mis en valeur en présentant à la
suite, ce 18 août 2013, le premier et le dernier, l’alpha et l’oméga d’un
parcours exceptionnel. Comme le rapportera en 1810 Bettina Brentano dans une
lettre à Goethe, aux yeux de Beethoven, la musique est une révélation plus
haute que toute sagesse et toute philosophie, la seule capable d’exprimer l’âme
humaine, que ni la peinture ni la poésie ne peuvent atteindre aussi
profondément. Dans ses quatuors plus qu’ailleurs dans on œuvre, il y a le
message de l’âme du compositeur. Dans ce panorama somptueux (l’expression est
de Bernard Fournier), l’Opus 18 offre l’émergence de la pensée de Beethoven. Le
premier est le plus ample et le plus ambitieux. Il y a dans le matériau de ce
premier quatuor l’esquisse des solutions trouvées plus tard dans la Cinquième
Symphonie, la projection dans le temps d’un matériau concentré, qui légitime
dès l’abord le discours d’une grande forme.
A l’opposé du
spectre, le seizième et dernier quatuor est dans la même tonalité que le
premier, ce Fa majeur qui est aussi celui des adieux de Mozart (K590) et de
Haydn (Opus 77 N°2) au genre. Tournant le dos à tout ce qu’il avait mis en
œuvre dans l’Opus 131, Beethoven revient avec ces dernières pages aux sources
les plus traditionnelles de la sonate dans une œuvre de petite dimension. Si
Stravinsky lui trouvait le souffle court, ce dernier quatuor contient une
puissance expressive particulière du fait de la juxtaposition de styles
extrêmes, aussi bien dans son architecture d’ensemble qu’au sein de chacun des
mouvements. Beethoven se remet en question et réinvente le genre, Diabolus in melodia. C’est sur les
ombres menaçantes de la réponse à la question lancinante Muss es sein ? que se termine la
coda de ce dernier chef-d’œuvre. Ja, es
musste sein.
En deuxième partie
de ce premier soir, le septième quatuor, premier de l’Opus 59, Razumovsky, apparaît d’un lyrisme
solaire et constitue un véritable événement dans l’histoire du genre car il
explore en chacun de ses quatre mouvements un univers musical plus vaste et
foisonnant, un ton nouveau, une forme d’éloquence jusqu’alors étrangère au
genre qui laisse l’auditeur repartir la tête ouverte sur l’humanité.
Au deuxième soir,
la quatrième soirée du cycle, nous allions des troisième et cinquième quatuors
de l’Opus 18, en première partie, vers le douzième quatuor de l’Opus 127, dans
un second grand écart entre les premières et les dernières compositions du
genre par Beethoven. L’Opus 18/3 est en fait le premier des quatuors écrits par
Beethoven et marque d’emblée sa volonté de prendre ses distances avec les
habitudes du quatuor classique. En choisissant de placer avant lui dans leur
publication deux pièces plus orthodoxes, Beethoven préparait l’entrée dans un
genre nouveau. L’Opus 18/5 revient lui sous l’œil de Mozart et est composé juste
après le deuxième qui, lui, était résolument tourné vers Haydn. C’est le La
majeur du Quatuor K464, dont il adopte le profil tonal, l’organisation
métrique, les caractérisations de tempo et l’architecture d’ensemble. Nulle
imitation pourtant dans cette œuvre. Avec L’opus 127, c’est l’apogée du lyrisme
beethovénien, qui ouvre la série des derniers quatuors. Moins spectaculairement
révolutionnaire que les Opus 130, 131 et 132, Bernard Fournier écrit que
« son équilibre apollinien en fait
une sorte d’Ange au sourire dont la
douceur des traits et l’énigmatique beauté sont le fruit d’une inspiration
lumineuse et d’un ‘métier’ souverain qui cache ici la dimension expérimentale
de l’écriture, pourtant tout aussi prégnante que dans les quatre autres
quatuors de cette période ».
Le Quatuor Hagen
est d’une cohérence extrême, d’une tension soutenue, d’une vision globale,
d’une esthétique cohérente. Il rend pleinement justice à l’entier de l’œuvre de
Beethoven, au service de l’œuvre, présentée dans une rigueur d’expression qui
marque la plénitude atteinte par une formation qui marque ainsi son trentième
anniversaire.
18 et 21 août 2013
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