lundi 21 juillet 2014

MODERNISME : LES ARCANES DE LA MORALE


Les mouvements culturels de la fin du 19ème et du 20ème siècles se plaisaient à un certain modernisme, courant qui irradiait alors bon nombre des domaines artistiques, dont la musique, et qui donna certains chefs-d’œuvre, dont les trois pièces données par Sir Simon Rattle à la tête des Berliner Philarmoniker, ce soir du 26 août 2013 au Festival de Salzbourg. Invités réguliers des lieux dont ils clôturent les festivités ces dernières années, ils nous ont toujours offerts des programmes pensés, dont on sort chargé des souvenirs d’une expérience vécue. Verklärte Nacht, opus 4, de Schönberg, Drei Bruchstücke für Gesang und Orchester aus Wozzeck, opus 7 de Berg, et le Sacre du Printemps, dans sa version de 1947, de Stravinsky partageaient l’affiche. Ce programme évoquait le centenaire de concerts dont le scandale a durablement marqué l’histoire de la musique. 
31 mars 1913 à Vienne, un concert présentant des œuvres de Schönberg et Berg provoqua un tollé et l’on retrouva dans la presse du lendemain les termes, qui restèrent, de Skandalkonzert. Si le programme donnait la Symphonie de chambre opus 9 de Schönberg, les critiques se focalisèrent contre les pièces de Berg, les cinq Altenberg-Lieder, aujourd’hui opus 4, et de Webern, les 6 Pièces pour orchestre, opus 4 à l’époque. Quatre des Lieder pour orchestre d’après des poèmes de Maurice Maeterlinck, de Zemlinsky, dont on savaient qu’ils marcheraient très bien, complétaient le tableau, alors que les Kindertotenlieder de Mahler, qualifiés de « mortellement sûrs » par certains, ne purent finalement être donné dans le tumulte vainqueur. Esteban Buch en rappelle, dans Le cas Schönberg, le déroulement : « rires sarcastiques, sifflets, huées, injures, empoignades, Webern hors de lui vociférant des insultes, Berg apparemment paralysé dans son coin, Schönberg exaspéré menaçant du haut du podium d’expulser les fauteurs de trouble, une gifle décrite comme l’accord le plus parfait de la soirée, les vaines tentatives d’un commissaire de police pour ramener le calme, une salle plongée dans la pénombre, bref le chaos, de surcroît prolongé par une intense polémique dans la presse et deux procès en justice ». L’Akademischer Verband für Litteratur und Musik, organisatrice du concert se trouva en effet opposée à travers son président à l’un des démonstrateurs. Naissance de l’avant-garde, ce concert connut avant d’être donné de multiples péripéties dans son organisation, le choix des œuvres, l’ordre dans lequel les donner etc. L’on trouva à Berg des traces de talents mais l’on fulmina contre les cacophonistes viennois, surtout leur chef, qui osait lancer sans scrupules ses élèves sur de fausses pistes qui ne mènent ni à l’art ni à la culture. L’on osait entendre dans les pièces de Webern les pauvres cris d’un petit chat malade et le reste à l’avenant. Alors que l’un des textes d’Altenberg mis en musique par Berg se termine sur les vers « La vie et le rêve de la vie, tout est enfin fini », quelqu’un cria « Dieu soit loué ! ». Anton Webern, assis dans une loge, cria distinctement à l’adresse du parterre – phrase reprise dans tous les comptes-rendus « Hinaus mit der Bagage ». L’on hurla ensuite de mettre tous les fous à l’asile et l’on répliqua qu’il ne serait pas assez grand…
Heureusement, Rattle ne connut pas ce soir le déroulement confus et vertigineux des incidents d’une création houleuse. Les temps sont passés, le modernisme est dépassé et l’avant-garde ne l’est plus. Rattle nous a montré les années passées en ces lieux, en confrontant Wagner et le trio de la Nouvelle Ecole de Vienne, que le premier était le véritable révolutionnaire, puis, l’année suivante, en traçant des ponts entre Brahms et Lutoslawski, que les influences sont multiples, les avancées et les regards en arrières largement croisés. 
Stephen Walsh, dans l’essai publié en anglais dans le programme de la soirée, découpait son propos en trois parties successives, Adultery redeemed pour présenter la pièce sensible de Schönberg, cette nuit transfigurée initialement écrite pour sextuor à cordes et transcrites ensuite pour orchestre à cordes, Adultery punished pour les pièces tirées de Wozzeck de Berg, qui voient la mort de Marie dont le corps flotte sur les eaux d’un étang devant lequel jouent insouciants des enfants et son fils, Adultery fragmented enfin. 
Dans la pièce de Schönberg, la direction de Rattle et la qualité de l’Orchestre créent une ambiance, transfigurent les nuits et font apparaître ce que la pièce doit tant à Brahms qu’à Wagner, dans une esthétique du compromis qui intègre la musique de chambre dans le sillage des sextuors de Brahms, tout en s’inspirant d’un texte de Dehmel, tournant vers Wagner son traitement d’une cellule thématique développée au-dessus d’une harmonie très changeante. Un seul mouvement de vaste dimension, un poème est produit en tête de la partition, tiré du recueil Weib und Welt, qui rapporte le dialogue d’un homme amoureux et d’une femme qui lui avoue attendre un enfant d’un autre. Expression plus qu’illustration : situation du couple au traditionnel clair de lune (très lent), aveu de la femme (plus animé), avec la présentation du thème principal, attente de la réaction de l’homme, courte période de transition basée sur le retour du thème de l’introduction lourdement martelé, réponse de l’homme dont l’amour sera supérieur à la situation, lointain écho final d’un thème wagnérien qui conclut sur la rédemption par l’amour. L’adultère racheté dans un moment de musique pure aux cordes éblouissantes qui ne sont plus celles, légendaires, de Karajan. Le son est autre, le style aussi mais demeure un engagement supérieur, une signature. 
Avec les trois pièces chantées tirées de Wozzeck, Barbara Hannigan rejoignait le chef et l’Orchestre. Le répertoire est parfaitement maîtrisé par cette chanteuse qui se fait de la modernité une carrière digne d’éloges. Si le style est la et le timbre parfait, l'engagement scénique, manque néanmoins de la puissance pour affronter un tel orchestre dans une salle si vaste. C’est la fragilité et la fragmentation de l’adultère finalement puni, l’enfant jouant sur son petit cheval de bois devant le cadavre flottant sur l’étang de sa mère. Hésitant, il rejoint les autres enfants, Hop-hop, hop-hop…
29 mai 1913, à Paris, Pierre Monteux présidait à la création du Sacre du Printemps de Stravinsky, autre scandale fabuleux, qui vit le public en venir aux mains, casser les chaises, et la police intervenir pour ramener le calme dans une salle où l’on se demande bien qui pouvait avoir entendu la musique. Affrontement là aussi de l’avant-garde et du conservatisme, inutile querelle renouvelée des modernes et des anciens. Diaghilev eut sa part de provocation lorsqu'il distribua des billets d’arrière-corbeille (proches de la grande loge) à des jeunes gens chargés de soutenir l’œuvre coûte que coûte par leurs applaudissements. Cette claque comme on disait mit le feu aux poudres. Boucourechliev, dans sa biographie de Stravinsky, souligne néanmoins que si le public a réagi violemment, c’est qu’il était dérangé dans ses habitudes par des éléments de langage peu familiers, brutaux mêmes, mais qu’il était susceptible d’entendre et d’évaluer pour les rejeter : « Passé ce stade de la communication (encore préservé dans le cas du Sacre), lorsqu’un langage est totalement incompris, il ne se passe plus rien ». Certes, la chorégraphie, que l’on trouva alors trop sexuelle alors qu’elle paraît bien sage aujourd’hui que les commémorations de la création de l’œuvre la restituent sur les scènes du monde, participa aussi au scandale. Absence d’intrigue, soulignait néanmoins le compositeur par rapport au contenu de cette pièce. Sans plus créer de scandale aujourd’hui, le Sacre reste une pièce maîtresse du répertoire, tant au plan symphonique, où Monteux finit rapidement par l’imposer, qu’au plan scénique, les plus grands chorégraphes y laissant leurs marques profondes, Maurice Béjart ou Pina Bausch pour n’en citer que deux dont je garde en tête les images.

La direction de Simon Rattle dans cette pièce ne vise pas la révolution ni la modernité, moins encore les arcanes de la morale d’un certain modernisme. Synthèse des interprétations, il marque l’œuvre d’une profonde musicalité, laissant s’exprimer toute la puissance d’une création qui marque l’auditoire. Il y a toujours dans une audition réussie du Sacre une forme de transe qui doit s’emparer de l’auditeur, qui ne doit pas le laisser sortir indemne d’une écoute exigeante. Il y a dans ces tréfonds d’une Russie païenne fantasmée quelque chose d’universel, la violence de la mort, la fertilité du sexe, la puissance de l’humanité en guerre. N’est-ce finalement pas dans les sillons creusés du sacrifice originel que les soldats de la Grande Guerre moururent par milliers dans des tranchées ouvertes dès l’année suivante, victimes expiatoires d’un effondrement total, arcanes immorales du modernisme des armements qui plongèrent le monde sous un déluge de fer et de sang. 
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n'est plus pareil et tout est abimé
C'est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n'est même plus l'orage
De fer d'acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.

27 août 2013.

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