dimanche 19 avril 2015

RECITAL D’ALEXANDRE THARAUD POUR OUVRIR L’ANNEE CHOPIN


Alexandre Tharaud est un artiste rare, de ceux qui se sont fait une forte place discrètement, sans jouer les stars, s’imposant par leur seul talent davantage que par le battage médiatique qui pourrait les entourer. Néanmoins Alexandre Tharaud est une valeur sûre du disque, chacun de ses albums se vendant très bien. Lui qui refuse d’avoir un piano chez lui, préférant s’inviter chez des amis pour jouer des instruments toujours différents, en arrive à cultiver un esthétisme simple, un jeu clair au toucher raffiné, très français par maints côtés, qui présente en quelque sorte la synthèse du legs formidable des baroqueux pour jouer tous les répertoires. C’est aussi un pianiste dont l’approche de la musique, telle qu’il sait l’exposer en interview, est riche et intéressante. Il est tout aussi essentiel de l’entendre parler de musique que de l’entendre en jouer. A Têtu qui aborde la question « Vie de couple », il répondait dans le N° de février 2010 : « J’ai commencé le piano à cinq ans et c’est tout de suite devenu mon meilleur ami… Mais je n’ai plus de piano chez moi depuis douze ans. Je me sentais noyé sous mon instrument ! Aujourd’hui je travaille chez quelques amis… Je suis un peu comme un vampire qui va sucer l’énergie de leurs appartements ». Cette vie de couple avec son instrument a sans doute atteint aujourd’hui la stabilité nécessaire à la maturité et lorsqu’il confesse pudiquement vouloir prendre six mois sabbatiques pour travailler bien sûr mais pour son compagnon avec lequel il vit depuis des années, l’on sent le besoin d’une attache familiale stable pour permettre au musicien de continuer sans se perdre à jouer aux quatre coins du monde dans la solitude des voyages.
Le programme proposé au Victoria Hall de Genève le 11 février 2010 s’ouvrait sur une série de dix sonates de Domenico Scarlatti (1685-1757), choisies parmi les cinq cent cinquante-cinq sonates du Maître Italien. Si ce compositeur est résolument un homme du XVIIème siècle, à l’époque de la première coexistence entre le clavecin et le pianoforte, compositeur de la Cour d’Espagne, il réservait ses Essercizi à la plus noble virtuose de l’époque, la Reine d’Espagne elle-même. Les sonates de Scarlatti sont alertes, piquantes, jeunes d’esprit, déroulent un flot d’imagination musicale sans entrave dans de courtes pièces aux atmosphères variées. Comme Chopin plus tard, c’est à la musique pour clavier que Scarlatti s’est consacré exclusivement. Ces sonates peuvent donc aussi bien se jouer au clavecin qu’au piano ou au pianoforte selon le choix de l’interprète. Depuis le phénomène des baroqueux, le retour au source des instruments d’époque a voulu un temps condamner toute interprétation qui ne s’attache pas à revenir à l’instrument d’origine, comme s’il ne fallait plus jouer les œuvres qu’en cherchant comment elles étaient jouées à l’époque de leur composition. L’on n’osait alors plus trop revenir à ce répertoire au piano, comme on oubliait Couperin ou Rameau pour les mêmes raisons.
Alexandre Tharaud a su intégrer l’héritage fondateur des baroqueux, leurs études musicologiques, leurs recherches sur les instruments et les techniques de jeu de l’époque. C’est au piano qu’il choisi d’aborder Couperin, Rameau ou ce soir Scarlatti avec la même élégance racée, la même souplesse, la même virtuosité que le clavecin pourrait offrir. Scarlatti était perçu comme celui qui avait bouleversé l’écriture de clavier de son temps et comme le précurseur de la technique moderne du clavier. C’est donc lui rendre pleinement justice que d’employer le piano pour le jouer, surtout avec l’humilité qu’y met Alexandre Tharaud. Jamais il ne cherche à se mettre en avant, juste à nous présenter les œuvres choisies, qu’il enchaîne en deux séries de cinq sonates prises dans toute l’œuvre de Scarlatti, mais dont l’ordre pour le pianiste n’est pas aléatoire, construisant son récital d’une sonate à l’autre, ménageant les contrastes pour nous conter l’œuvre de Scarlatti en son entier, non pour nous en présenter un échantillon. Nous aurons donc eu, dans l’ordre joué ce soir là, les sonates K64 en ré mineur, K9 en ré mineur, K72 en ut majeur, K132 en ut majeur et K29 en ré mineur, puis K380 en mi majeur, K3 en la mineur, K514 en ut majeur, particulièrement remarquable sous les doigts de Tharaud, enfin les K481 en fa mineur et K141 en ré mineur, pour finir comme on avait commencé, sur ce ré mineur qui était ce soir la gamme dominante.
La deuxième partie du concert, anniversaire oblige, était entièrement consacré à Frédéric Chopin, dont le programme de la soirée nous donne comme dates de naissance et de mort « 1810-2010 », comme si la célébration du bicentenaire permettait d’oublier que la mort avait fauché jeune ce prodige romantique, en 1849 déjà.
Le Chopin de Tharaud s’impose par la clarté du jeu et la fluidité des lignes. Jamais le pianiste ne prend le dessus mais il offre une pulsation immédiatement reconnaissable, une allégresse certaine dans la ligne de chant et jamais une certaine volubilité ne vient froisser la clarté de l’articulation. Il y a une spontanéité joyeuse qui emporte l’adhésion. L’on a tellement joué Chopin – et on le jouera tellement encore cette année 2010 – qu’une telle interprétation régénératrice ne saurait mieux commencer l’année.
Le Nocturne op. 9, N°2 en mi bémol majeur offre une entrée en matière sobre, qui met tout le monde d’accord pour la suite, tant cette mélodie attrape immédiatement l’oreille pour ne plus la lâcher. La Fantaisie op. 49 en fa majeur déploie ses charmes ensuite dans des élans romantiques maîtrisés où Alexandre Tharaud fuit l’affect au profit de la musique. Un Nocturne opus posthume en ut dièse mineur assure la transition avec la Fantaisie-Impromptu op. 66 en ut dièse mineur, puis la quatrième Mazurka de l’op. 17, en la mineur nous amène à la vedette de cette soirée, cette première Ballade, op. 23, en sol mineur, que l’on entend ce soir comme pour la première fois, dans une sonorité remarquable, des basses profondes qui savent garder une certaine clarté et ne pas écraser le reste, des emportements romantiques dont la volubilité laissent dominer la ligne de chant, une spontanéité que n’interdit pas le jeu avec partition, qui la libère même peut-être. Si Alexandre Tharaud parvient à faire la synthèse de l’apport des baroqueux lorsqu’il joue Scarlatti, il en garde aussi l’essentiel lorsqu’il aborde Chopin.
Trois bis pour terminer, un Bach, un nouveau Nocturne de Chopin et Les Sauvages, tirés de la Suite en Sol de Rameau et l’on se réjouit d’avoir ainsi fêté Chopin. L’année 2010 peut se terminer ici, l’essentiel a été dit.
14 février 2010


Le site d’Alexandre Tharaud :

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