dimanche 19 avril 2015

QUELLES NOUVELLES DE VOUS ET D’ELEKTRA ?


Au poète et dramaturge Hugo von Hoffmanstahl, qui lui posait cette question dans une lettre de 1906, « Quelles nouvelles de vous et d’Elektra ? », Richard Strauss répondit « J’ai toujours la plus grande envie d’Elektra ». Elektra est sans nul doute l’un des opéra les plus denses et les plus puissants du répertoire. L’ayant découvert sur la scène de la Place Neuve dans la production de 1987 et 1989, je me souviens encore d’y avoir entendue Léonie Rysanek ou Helga Dernesch, dans une mise en scène d’Andrei Serban et sous la direction de Horst Stein qui m’avait marqué. En clôture du Festival de Salzbourg cet été, c’est Waltraud Meier et Irène Theorin sous la direction de Daniele Gatti et dans la mise en scène de Nikolaus Lehnhoff, qui rendirent une grande Elektra. Alors, comme Richard Strauss j’avais toujours une grande envie d’Elektra.
C’est néanmoins à une production sans puissance que j’ai assisté au Grand Théâtre de Genève pour l’avant-dernière représentation de l’œuvre. La mise en scène était de Christof Nel et représentait un immense palais cubique tournant sur lui-même. Toute l’action de l’œuvre se passe hors du palais royal, Elektra refusant d’y entrer depuis l’assassinat de son père Agamemnon par sa mère, Klytämnestra et son amant, Aegisth. Cet immense cube tournant, sensé nous laisser à la porte du Palais ne faisait en fait qu’écraser tout le volume scénique par un dispositif vide inutile à l’action. Ce choix ôtait toute profondeur à la mise en scène et empêchait réellement l’action de se développer, la contraignant dans des espaces trop étroits et sans perspective.
Le programme de la soirée citait, entre autres essais, l’ouvrage L’opéra ou la défaite des femmes, de Catherine Clément, dans un extrait sous le titre « Avec elle commence la défaite historique de la féminité ». Ce fut le cas ce soir, bien que les femmes occupent une place considérable dans cette œuvre. Le rôle d’Elektra était tenu par Jeanne-Michèle Charbonnet, que nous avions entendue précédemment à Genève en Isolde. D’une forte présence vocale et scénique, la mise en scène ne lui réservait cependant qu’une place trop lisse, la vêtant d’une robe trop propre pour une femme qui vit dans la poussière de la cour du palais. La voix puissante accuse déjà quelques usures précoces à ne chanter que des rôles aussi lourds. Ecrasée par le décor du palais, elle ne parvenait jamais à prendre toute sa dimension tragique. Klytemnästra revenait à Eva Marton, qui chanta longtemps Elektra et d’autres grands rôles wagnériens à une époque encore récente où l’on peinait particulièrement à distribuer ce genre de rôles. Entendue la première fois à Genève dans Die Frau ohne Schatten en 1977-1978 ou en Brünhilde dix ans plus tard, c’est une cantatrice en fin de carrière. S’il lui reste de bonnes qualités vocales lui permettant de tenir un rôle puissant certes, mais somme toute particulièrement bref, son interprétation manquait de majesté et de puissance dramatique. Il y avait pourtant de quoi faire avec ce rôle. Si elle a effectivement assassiné son époux, rappelons que c’était tout de même pour venger le sacrifice que celui-ci fit de leur fille, Iphigénie, avant de partir pour la Guerre de Troie. C’est donc une mère, une femme, une épouse, une reine dévorée par des cauchemars qui la privent de sommeil mais qui garde une profonde majesté, une certaine grandeur. C’est une femme à bout qui cherche à retrouver ses nuits et est prête à tous les sacrifices aux dieux pour y parvenir. Trop lisse, trop sage, trop limitée vocalement aussi par l’usure des ans, accoutrée d’une trop simple robe bleue qui évoquait plus un salon parisien des années folles qu’une parure royale, ce rôle ne donnait rien. La Chrysothémis d’Erika Sunnegardh était sans doute la plus belle vocalement des trois mais son engagement collait mal avec le rôle de petite fille sage, vêtue d’une jolie robe blanche, que lui assignait à tort la mise en scène. Traduire l’aspiration à la maternité en lui mettant une poupée dans les bras est trop facile, car elle exprime clairement son désir de vivre une vie de femme, d’épouse et de mère en des termes qui ne sont pas les projections d’une enfant vers un futur idéalisé mais les aspirations contrariées d’une femme adulte par un destin trop lourd pour elle et auquel elle ne s’identifie pas.
Dans ce naufrage féminin, les hommes ne sortaient pas du lot. L’Orest trop rêche, sans profondeur, sans grandeur, d’Egils Silins manquait totalement à rendre la complexité de ce destin, condamné par la volonté des dieux à perpétuer par un ultime sacrilège la vengeance des sacrilèges passés. C’est tout de même un homme qui vient, par le meurtre de sa mère, réparer l’assassinat de son père par sa mère, qui répondait lui-même à l’immolation de sa sœur par son père ! Orest est un instrument du destin et sa grandeur est d’en percevoir toute la dimension tragique sans issue, de savoir qu’il ne restaure rien en vengeant le meurtre par le meurtre, mais en n’étant pas maître de s’y opposer. Sa fermeté est celle des dieux, pas la sienne, et il y a une complexité de sentiments à exploiter lorsqu’il se trouve face à sa sœur Elektra ou à sa mère au moment d’accomplir son acte. Ce ne sont pas les cris amplifiés provenant du cube palatial tournant sur lui-même qui pouvaient lui donner réellement corps. Quant à Aegisth, Jan Vacik manquait de cet histrionisme triomphant qui doit être lancé avec grande forfanterie pour incarner cette courte apparition qui conclut le drame sur une note grotesque.
A la tête de l’OSR, Stephan Soltesz était capable de beaux élans comme de brusques chutes de tension. L’on sait que Strauss, en dirigeant personnellement une production de l’œuvre, avait dit aux musiciens : « Ne jouez pas trop fort ce soir, l’œuvre fera bien assez de bruit par elle-même » ! Le chef nous donnait l’impression de ne jamais avoir osé jouer trop fort. Il manquait de la puissance à sa direction, de la densité, de la vision du drame. A trop vouloir retenir l’orchestre de peur qu’il ne couvre totalement les chanteurs, l’on perd ce qui fait la force de cette partition, cette gigantesque claque orchestrale qui gifle l’auditeur. C’est sans doute la limite du chef que de ne pas avoir trouvé que le volume sonore de l’orchestre n’était pas le seul paramètre de sa puissance.
L’on n’a finalement pas osé Elektra et c’est décevant.  L’on en sort distrait alors que l’on n’aurait pas dû s’en relever.
20 novembre 2010

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