dimanche 19 avril 2015

LE TEMPS DE BRUCKNER, C’EST CE QUI VIENT APRES LA FIN


Anton Bruckner est dans l’imagerie populaire à la symphonie ce que Richard Wagner est à l’opéra. Le symphoniste le reconnaissait d’ailleurs comme son maître, dans une idolâtrie qui finit même par exaspérer le pourtant si égocentrique fondateur de Bayreuth. Après sa dédicace de la Troisième Symphonie à Wagner et le succès triomphal de sa Quatrième Symphonie en février 1881 à Vienne, Bruckner s’engage dans l’écriture de la Septième à peine la Sixième achevée et enchaîne sur la Huitième peu avant la création de la précédente.
Pourtant, si la Septième Symphonie connut une création heureuse sous la baguette d’Arthur Nikisch à la tête du Gewandhaus de Leipzig en décembre 1884, la suivante n’eut pas le même sort. Bruckner avance vite dans sa composition. Il esquisse les deux premiers mouvements en six mois, fait rare chez lui. C’est à l’orgue qu’il testera sa partition initialement, avant de l’envoyer, avec une dédicace « Au plus grand souverain de la terre, notre cher et exalté empereur François-Joseph II ». C’est d’ailleurs au chef qui avait créé Parsifal à Bayreuth, Hermann Levi, que Bruckner confie sa partition. Levi, bien que n’ayant cessé jusque là de promouvoir la musique de Bruckner, déclare ne pas comprendre et ne pas aimer cette nouvelle œuvre. Sombrant dans une profonde dépression, Bruckner développe alors une manie frénétique de retouche de toutes ses compositions antérieures, Huitième Symphonie comprise. Comme le travail est immense, il en confie une partie à ses élèves, dont Franz Schalk, qui prendra quelques libertés avec la partition du Maître, ce qui génèrera des éditions difficiles, avant que ne s’impose la version révisée de Léopold Nowak, donnée ce soir à l’OSR sous la direction de Marek Janowski.
C’est une œuvre gigantesque que cette Huitième Symphonie en ut mineur, en quatre mouvements, qui dure près d’une heure et demi. L’orchestre est « wagnérien » et offre de vastes blocs sonores à l’auditeur, qui permettent la résolution des multiples tensions harmoniques qu’une partition de cette échelle accumule. Cette superposition de blocs sonores peut parfois paraître brutale. Les cuivres (huit cors, un tuba, trois trombones et quatre trompettes) et les percussions sont importants, en plus des nombreuses cordes, des bois et des harpes. Selon le mot de Sergiu Celibidache, plus juste pour la Huitième Symphonie que pour toute autre œuvre du Maître de Saint-Florian, « Pour l'homme normal, le temps c'est ce qui vient après le début; le temps de Bruckner, c'est ce qui vient après la Fin ».
Le premier mouvement, Allegro moderato est composé de trois volets thématiques, eux-mêmes composés chacun de trois motifs, qui présentent un amoncellement de matériau les mêlant les uns aux autres. La coda du premier mouvement, qui sert toujours chez Bruckner d’annonce du finale grandiose qui suivra, a ici été supprimée pour laisser la place à un passage curieusement intitulé « au chevet du mourant », sorte de marche funèbre. Le deuxième mouvement, Scherzo : Allegro moderato – Trio : Langsam inverse l’ordre habituel des mouvements symphoniques classiques, qui placent le plus souvent un mouvement lent en deuxième position, avant le Scherzo en troisième. Comme Beethoven dans sa Neuvième Symphonie, Bruckner le place donc ici avant les deux gigantesques mouvements finals. Ce mouvement est rempli de citations d’opéras wagnériens, de Parsifal, Die Walküre ou de Die Meistersinger von Nürnberg. Les harpes font également ici leur première apparition dans une œuvre de Bruckner. Le troisième mouvement, Adagio : Feierlich langsam ; doch nicht schleppend prend un temps considérable pour s’épanouir dans ses vastes formes. Le Finale : Feierlich, nicht schnell grandiose, sorte de testament prématuré qui se développe longuement jusqu’à la toute dernière mesure où l’orchestre rappelle à l’unisson le tout premier motif de l’œuvre.
C’est donc une œuvre gigantesque que nous donnait hier soir, jeudi 26 novembre 2009, l’OSR sous la direction de Marek Janowski. Une œuvre qui figure sans nul doute parmi les plus grandes symphonies jamais écrites. Il est vrai qu’elle peut nous présenter des beautés indicibles (dirigée par Karajan), un vrai projet symphonique (Jochum), un caractère épique (Furtwängler), voire mystique (Celibidache). Dans son gigantisme et sa complexité, ce n’est toutefois pas une œuvre qui se laisse facilement cerner. L’OSR n’est pas un familier de ce répertoire là et je trouve que ça s’entendait particulièrement hier soir. Dès l’entame du premier mouvement, les pupitres ne sont pas en place, les cuivres sont décalés, les trombones simplement faux, les autres hésitants. Les choses s’améliorent ensuite, se stabilisent, se développent. Je n’ai jamais entendu dans cette interprétation de réel projet, comme si l’orchestre découvrait une partition dont il ne savait trop que faire. Janowski lui-même semblait trop attaché à faire jouer l’œuvre à l’orchestre pour avoir développé plus avant une vision à partager. Toutes les belles sonorités de l’OSR n’ont ainsi pas été exploitées, comme si l’on s’était contenté hier soir d’un premier pas, d’une entrée au répertoire, reportant à plus tard l’approfondissement d’une œuvre gargantuesque. Comme trop souvent, les cuivres jouaient trop fort hier soir, mais pas au point de devenir insupportables, comme ils le furent dans une précédente exécution de la Sixième Symphonie relatée ici également. Bref, ce fut une bonne répétition générale mais pour une exécution de concert, j’ai trouvé qu’il manquait encore beaucoup de travail. C’est là la limite à la programmation d’un cycle Bruckner avec un orchestre tel que l’OSR : l’on n’apprend pas grand-chose sur les œuvres jouées, davantage sur les faiblesses de l’orchestre, ce qui nous permet de mettre en avant le talent de Janowski pour les combler, les travailler et faire progresser une phalange que nous avions trouvé au sommet de sa forme dans les deux premiers concerts de la saison.
Le prochain concert de la série Symphonie, le 14 janvier 2010, nous ramènera à un répertoire plus proche du cœur de l’OSR avec Stravinski et Khatchaturian et nous attendons avec impatience la Dixième Symphonie de Chostakovitch sous la direction de Neeme Järvi ou le programme Albeniz, De Falla, Ravel de Rafael Frühbeck de Burgos et Nelson Freire.
27 novembre 2009


Un site consacré à la discographie de Bruckner (en anglais) :

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