dimanche 20 juillet 2014

CALME BLOC ICI CHU D’UN DESASTRE OBSCUR


L’an passé, j’avais terminé mon séjour annuel au Festival de Salzbourg sur le concert de clôture donné par le Philharmonique de Berlin et Sir Simon Rattle, en me disant qu’il était intéressant de terminer par un tel concert, dont la qualité ne permettait sans doute pas d’envisager d’en entendre d’autres ensuite sans éprouver d’une manière ou d’une autre une part de déception, forme de retour sur terre, d’abandon de sphères inaccessibles, de course à jamais de l’instant, fût-il sublime, qui ne s’arrête. Les hasards de la programmation de cette année 2012, font que c’est par ce même Orchestre Philharmonique de Berlin, dirigé par Sir Simon Rattle, que je commence mon séjour cette fois, ce dimanche 26 août 2012. Le sentiment de qualité inatteignable, d’être en face du meilleur orchestre du monde – quoi que cette expression galvaudée puisse bien signifier, de moment unique est bien là. Au programme de ce soir, le même que donné deux jours avant à la Philharmonie de Berlin, en ouverture de saison : de Johannes Brahms, le Deuxième Concerto pour piano et orchestre sous les doigts de Yefim Bronfman, puis, en seconde partie, de Witold Lutoslawski, la Troisième symphonie.
Le programme demeure dans la ligne des recherches constantes que Sir Simon offre à la tête de sa phalange, d’ouverture, de croisement des répertoires, de perspectives à travers les âges et les genres. Déjà il y a deux ans, il nous avait offert un programme composé des pièces pour orchestre de Schoenberg, Webern et Berg, dans cet ordre, nous les présentant comme une imaginaire onzième symphonie de Mahler. Le parcours suggéré s’avéra passionnant. En mêlant ce soir une œuvre du grand répertoire à une symphonie contemporaine, il suggère un nouveau parcours riche d’enseignements à celui qui souhaite écouter plus loin qu’avec les oreilles du moment.
Sa vision du concerto de Brahms tout d’abord, sans conteste novatrice. Manifestement, Rattle sait exactement ce qu’il veut entendre dans cette œuvre et il l’obtient d’un orchestre à l’unisson, prêt à le suivre sur tous les chemins. Les cordes sont éblouissantes de présence et de timbre. Une référence à Karajan, dans les années 1960, vient immédiatement à l’esprit, mais ce n’est évidemment pas suffisant. Le son est autre et la recherche n’est pas la même. Les basses sont très présentes, les contrebasses surtout, donnant à l’œuvre un air de Fliegende Holländer, assez sombre parfois, qui font descendre sur Vienne les brumes de la mer du Nord. Rattle semble également avoir pris le pari de vouloir tout nous faire entendre dans cette œuvre quasi-symphonique, trop peut-être pour certains habitués aux interprétations classiques de cette œuvre. Il donne parfois l’impression, comme Héliogabale, de vouloir étouffer ses invités sous des pluies de violettes. Ses tempi sont amples mais pas lents, la partition respire. Dans une lecture assurément moderne, certainement symphonique, il tourne ces pages vers l’avenir et donc la suite du programme, assurant par là-même sa cohérence interne, comme si, dans un sens, Brahms avait anticipé les orchestrations de Schoenberg en étant bien plus que l’antimoderne que certains ont voulu voir en lui. C’est un retour à la compréhension de Schumann, qui, dans un article justement intitulé Neue Bahnen, dans la Neue Zeitschrift für Musik, exposait le génie de celui qu’il venait de recevoir.
A ce jeu, seul un pianiste en symbiose pouvait espérer tirer son épingle du jeu, un musicien qui s’intègre dans le projet du chef sans chercher à se mettre en avant comme soliste. La cohésion qu’offre Yefim Bronfman avec la vision de Rattle est flagrante. Il le suit sans état d’âme et s’il ne partage pas sa vision, au moins lui accorde-t-il d’avoir un sens suffisant à s’y associer pleinement. Ce n’est donc pas la virtuosité de la partie pianistique qui est mise en avant, mais bien une intégration dans l’orchestre pour assumer avec une grande élégance une réalisation musicale de premier plan. Les mots de Max Nyffeler, dans le programme de la soirée, au sujet de la partition, s’appliquent pleinement à ce que nous en avons entendu : « Es ist eine wohlkalkulierte, satztechnisch begründete Virtuosität und keine, die aus einem naturlichen körperlichen Schwung heraus entsteht. Dieses durch den Intellekt gefilterte Klavierspiel wurde Brahms gelegentlich angekreidet, und in einer etwas behäbigen Heiterkeit und Idyllik der letzten beiden Sätzen wollte man auch eine rückwärtsgewande Haltung erkennen. Solche Einwände verkennen jedoch eine wesentliche Qualität dieses Werks: die satztechnischen Verfahren, die hier ein Höchstnass an Differenziertheit erreichen. Sie sind das wahre Zukunftpotenzial von Brahms‘ Musik ».
En seconde partie, la Troisième Symphonie de Witold Lutoslawski demeure une œuvre contemporaine à défendre, commande de l’Orchestre symphonique de Chicago, à la tête duquel Sir Georg Solti la créa le 29 septembre 1983. Lorsque l’on parle de Lutoslawski, c’est la notion de contrepoint aléatoire qui vient à l’esprit, soit une façon de créer rythmiquement un phénomène musical qui ne serait pas complètement déterminé. Pour Esa-Pekka Salonen – auteur d’un excellent enregistrement de cette œuvre avec l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles, « la véritable ampleur de l’innovation de Lutoslawski se définit autrement : par l’harmonie contrôlée dans un contexte musical complexe, par sa manière très personnelle d’élaborer une forme musicale (‘forme psychologique’, comme il le disait parfois lui-même) ». Bien que la partition soit entièrement notée, le compositeur y a introduit des mesures de contrepoint aléatoire, dans lesquelles des groupes de notes thématiquement dérivées et apparentées sont jouées par des instruments individuels ou en ensembles. La liberté exprimée par le terme de hasard est contrôlée à la fois par le ton, les formes rythmiques et le temps total attribué à un passage donné. Le contrepoint aléatoire apparait ainsi comme un aspect de l’orchestration, du son musical, et il constitue une partie fondamentale de la structure totale. Le compositeur s’exprima ainsi à son sujet : « La forme que j’ai pu donner à la Troisième Symphonie découle de l’expérience que j’ai acquise en écoutant pendant de longues années (…) en particulier des œuvres de grandes proportions. Si la technique extraordinaire dont disposait Beethoven dans ce domaine m’a toujours particulièrement fasciné et m’a été une leçon suprême d’architecture musicale, c’est cependant à la symphonie pré-beethovenienne, et en particulier de Haydn, qui a constitué pour moi le véritable modèle de la grande forme, parfaitement équilibrée et agencée. J’apprécie toujours les compositions de grande envergure de Brahms, mais je dois avouer qu’après avoir écouté une symphonie, un concerto ou même une sonate de ce dernier, je me sens régulièrement épuisé – probablement du fait que ses œuvres contiennent du mouvements principaux, le premier et le dernier ». Il conçut donc cette symphonie en deux mouvements, de manière à ce que le premier soit une préparation du second, qui doit être quelque chose de plus important, et qui débute par l’idée centrale de toute la composition. Ce second mouvement peut être compris comme une évocation d’un allegro de sonate, se caractérisant par l’emploi de thèmes nettement contrastés qui, par une série de tutti mène au point culminant de l’œuvre. Après une sorte de post-scriptum, un adagio intercalé alterne entre récitatifs dramatiques aux cordes et vaste cantilène pour s’achever sur une rapide coda, très brève. Joués sans interruption, ces mouvements donnent l’impression d’une symphonie d’un seul tenant, d’ailleurs seulement intitulée Troisième Symphonie, sans aucune autre indication.
Sous une direction aussi précise que celle de Rattle, l’on pourrait a priori se demander ce qu’il pourrait rester de cette dose aléatoire voulue par le compositeur. Cessant de diriger dans ces moments là, il rend aux musiciens, en lesquels il sait avoir toute confiance, une liberté qui leur permet de s’exprimer avec toutes leurs qualités, presque comme autant de solistes. Qualifié de classique moderne par le programme de la soirée, Lutoslawski se tourne alors vers les classiques peut-être davantage encore que Brahms vers les modernes dans des termes rappelés en allemand : « Ich wollte etwas konstruktives und nicht Destruktives schaffen, soweit man das im gegenwärtigen historischen Moment eben kann. Ich reihe mich nicht in die Armee des Zerstörer ein ». L’approche de Rattle est également très constructive et, basée sur les timbres exceptionnels de l’Orchestre, il présente ainsi une interprétation mémorable de cette œuvre, très appréciée par un public qui sait estimer ce genre de programme.  
2 septembre 2012

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